
La mise en lumière de la bibliothèque japonaise de Joseph Dautremer conservée aux Missions Etrangères de Paris.
Par Yukari LAURENT, Docteure en littérature classique japonaise (Université de Nagoya, Japon, 2009), technicienne d’information documentaire à la bibliothèque d’études indiennes et centrasiatiques du Collège de France.
L’IRFA a débuté au mois de juillet 2024, le catalogage du fonds ancien japonais constitué principalement de livres xylographiques datant des XVIIIe et XIXe siècles. Ce travail en cours permet, entre autres, de dévoiler la bibliothèque du diplomate Joseph Dautremer (1860-1946), qui l’a léguée au Séminaire de Bel-Air, propriété des Missions Étrangère de Paris à Bièvres [1].
Ce fonds est estimé à plus de 300 titres atteignant un millier de volumes, dont environ 180 titres ont été publiés ou réimprimés à l’époque d’Edo (1603-1868). Certains ouvrages ont été publiés à la fin du XVIIe siècle. L’inventaire du fonds Joseph Dautremer est établi à partir des ex-libris manuscrits sur les pages de titres, montrant ainsi l’intérêt du diplomate à compléter ses connaissances sur le Japon où il fut en poste, comme interprète du ministère des Affaires Étrangères à partir de 1880. La collection du donateur comprend donc des livres d’histoire, de géographie, des encyclopédies ainsi que des dictionnaires lexicaux et des études linguistiques, comme Annie Salavert l’a souligné [2].
Par ailleurs, cette collection se caractérise par un nombre considérable d’ouvrages sur les mœurs, les coutumes et la morale, de même que d’ōraimono (livres affectés à l’enseignement élémentaire notamment dans des institutions privées de l’époque d’Edo, contenant généralement les préceptes sur les actes vertueux), mais aussi des ouvrages confucéens, néo-confucéens et bouddhiques. Cela nous montre l’intérêt marqué du donateur pour le mode de vie, et les valeurs morales auxquelles les Japonais attribuent une grande importance, et pour les origines de ceux-ci.
Cet ensemble conserve ainsi un large éventail d’ouvrages variés quant au niveau intellectuel de leur contenu : des périodiques grand public telle qu’une revue illustrée des mœurs, Fūzoku gahō 風俗画報 (Toyōdō, 1889-1916), des ouvrages de référence comme une encyclopédie de la vie quotidienne pour le public populaire, Minka nichiyō kōeki hiji daizen 民家日用広益秘事大全 (Sanshōkan shujin, 1851), jusqu’aux ouvrages destinés à des érudits tel que Sejikenmonroku 世事見聞録 (1816) de Buyō Inshi武陽隠士, essai de théorie politique qui soulève des problèmes sociétaux de classes moyennes et inférieures.
Quant aux livres de morale, le fonds possède par exemple Shinkagamigusa 新鑑草 (1792) de Kōfūshi 光風子, livre qui incite à pratiquer la vertu en élucidant la rétribution selon la loi de la causalité [3] ; Atsumegusa あつめ草 (1778 ; réimp. fin 18e s.) de Teshima Toan 手島堵庵, philosophe du mouvement d’éducation morale du 18e siècle ; et un ensemble remarquable des livres pour l’éducation des filles tels que Hime kagami 比売鑑 (1709-1712 ; réimp. 18e s.), Jokun kōkyō oshie kotobuki 女訓孝経教寿 (1822), On’na imagawa masukagami : tōryū shitsukegata 女今川益鏡 : 当流躾方 (1845) et Misao daizen tama bunko (hokoku) 操大全玉文庫 (補刻) (1856).
Parmi les ōraimono, se trouvent celui qui est le plus répandu Teikin ōrai 庭訓往来 (réimp. au milieu du 19e s.) aussi bien que ceux dont les exemplaires conservés ne sont pas nombreux même au Japon, comme Shōsoku ōrai shōchū 消息往来詳註 de Takai Ranzan 高井蘭山 (1831), Kaihō dōji ōrai : tōsho eiri 懐宝童子往来 : 頭書絵入 (1842) et On’na shōgaku takarabunko 女小学宝文庫 (1725 ; réimp. 1853).

Ōraimono et livres pour l’éducation des filles. En haut : Misao daizen tama bunko (1856), En bas de gauche à droit : Jokun kōkyō oshie kotobuki (1822), On’na shōgaku takarabunko (réimp. 19e s.), Hime kagami (réimp. fin 18e s.), On’na imagawa masukagami (1845) et Kaihō dōji ōrai (1842).
Pour ce qui est du confucianisme, le fonds conserve plusieurs éditions annotées et commentées des Quatre Livres, à commencer par Shisho kokujiben 四書国字辨 d’Uno Tōzan 宇野東山 (Kōkandō ; Suma Kanbē, [1794]), et outre cela, les préceptes éthiques Hon’yoroku 本與録 d’Oka Hakku 岡白駒 (Yamashiroya Sahei, 1851), ou encore Kinshiroku jimō kukai 近思録示蒙句解 de Nakamura Tekisai 中村惕斎 (Nakagawa Yahei [etc.], début du 18e s.), par exemple.
Il faut noter également l’existence d’une série d’ouvrages japonais de catéchisme édités par Bernard Thadée Petitjean, MEP, au début de l’ère Meiji (1868-1912) : Misa haireishiki 彌撒拜禮式 [La messe] (1868), Seikyō shōgaku yōri 聖教初学要理 [Catéchisme pour les débutants] (1868), Rozariyo kiroku 玫瑰花冠記録 [Le rosaire] (1869), Kōsei Konchirisan no riyaku 校正胡无血利佐無能略 [Bénéfice de la contrition] (1869) et Kōsei saikoku Toga nozoki kisoku 校正再刻 科除規則 [Purification des péchés] (1869).

Série d’ouvrages japonais de catéchisme édités par Bernard Thadée Petitjean. En haut : Rozariyo kiroku [Le rosaire], En bas de gauche à droit : Seikyō shōgaku yōri [Catéchisme pour les débutants], Konchirisanno riyaku [Bénéfice de la contrition], Toga nozoki kisoku [Purification des péchés], Misahaireishiki [La messe].
Enfin, il reste à valoriser les ouvrages conservés sous l’angle de l’histoire de l’art. Nous nous bornons à relever quelques titres : Ehon Kinkadan 絵本金花談 (s.d. [1808]) de Hayami Shungyōsai 速水春暁斎, livre illustré appréciable qui a de la valeur pour l’ethnologie japonaise, et Nisshin sensō emaki 日清戦争絵巻 [Livre illustré de la Guerre sino-japonais] (Shun’yōdō, 1895) de Suzuki Kason 鈴木華村 qui est également intéressant pour les études sociologiques, ou encore un dictionnaire de blasons familiaux, Hayabiki monchō daizen 早引紋帳大全, (Kazariya Kahei [etc.], 1848) et un répertoire d’anciens motifs textiles Shinsen kodai moyō kagami 新撰古代模様鑑 (Kinendō, 1884) édité par Kodama Eisei 児玉永成, qui sont notables pour l’histoire de l’art décoratif japonais.

Série d’ouvrages illustrés. A gauche : Ehon Kinkadan et Ehon Igagoe kōyūden (début du 19e s.) de Hayami Shugyōsai,
A droit : Shinsen kodai moyō kagami (1884) édité par Kodama Eisei,
En bas : Hayabiki monchō daizen (1848).
[1] Cette collection fut ensuite rapportée rue du Bac, entre 1981 et 1983.
[2] Annie Salavert, Une bibliothèque ignorée, celle de Joseph Dautremer conservée aux Missions étrangères, in L’Ethnographie,
no 108, 1990, p. 237-239.
[3] Erina Shimooka fait remarquer que parmi les livres pour l’apprentissage du japonais qui sont donnés aux missionnaires français du milieu du XIXe siècle, il y avait Shinkagamigusa 新鑑草, Shisho 四書 (les Quatre Livres) etc. Erina SHIMOOKA, French missionaries and language learning in Ryukyu in the mid-19th century: Focusing on the Documents from the Executive Council of the Kingdom of the Ryukyu, in Journal of Regional Science for Small Islands, No.3 (2022), p.75-94.
Historique de la conservation
Alexandrine Huchet, bibliothécaire à l’IRFA
Né en 1860, Joseph Dautremer passe son diplôme de chinois et de japonais à l’Ecole des Langues Orientales en 1876-1878, puis débute sa carrière diplomatique comme interprète du ministère des Affaires Étrangères, à Bangkok, puis à Tôkyô en 1880. En 1899, il commence une carrière consulaire en Chine, à Hangzhou.
En 1904, alors qu’il est consul à Rangoon, il est appelé à assurer le cours de japonais à l’Ecole des Langues Orientales, et sera nommé professeur titulaire de la chaire en 1911. Il publiera deux ouvrages qui témoignent de son exigence à donner un enseignement clair de la langue, Le premier livre de japonais (1916) ancré dans les questions du Japon moderne,
L’Empire japonais et sa vie économique (1910).
A son retour en France, Joseph Dautremer réside à Bièvres, à deux pas du Séminaire de Bel Air où il fut nommé administrateur, en 1917, lorsque que ce dernier fut transformé en maison de convalescence, entretenue par les fonds de particuliers à l’intention des soldats blessés.
Il se lia d’amitié avec le Père Eugène Tessier, missionnaire MEP en Chine, et décida d’offrir l’ensemble de sa bibliothèque au Séminaire.