Eugène JUGUET1929 - 2003
- Statut : Prêtre
- Identifiant : 3976
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Identité
Naissance
Décès
Missions
- Pays :
- Japon
- Région missionnaire :
- 1955 - 1961 (Tokyo)
- 1979 - 2003 (Tokyo)
Biographie
[3976] JUGUET Eugène est né le 6 septembre 1929 à Combourtillé (Ille-et-Vilaine).
Ordonné prêtre le 31 mai 1953, il part le 21 novembre 1955 pour la mission d’Urawa (Japon).
Après avoir consacré quelques mois à l’étude du japonais, il est nommé curé de Tokorozawa, dans la préfecture de Saitama, en 1957.
En 1961, il est rappelé en France pour enseigner la philosophie au séminaire de Bièvres. En 1971, il est nommé directeur du Centre d'Études missionnaires, qui se tiendra d’abord à Chevilly-la-Rue (jusqu’en 1975) puis au séminaire de la rue du Bac à Paris (1975-1979).
Il repart ensuite dans le diocèse d'Urawa. Il est autorisé par son évêque à résider à Iruma, au service de la mission, mais sans statut spécial.
Il revient en France pour raisons de santé en 2003, et se retire au sanatorium de Montbeton, où il meurt le 7 décembre 2003.
Nécrologie
[3976] JUGUET Eugène (1929-2003)
Notice nécrologique
Eugène Juguet, né le 6 septembre 1929 à Combourtillé en Ille-et-Vilaine, était l'aîné d'une famille de huit enfants, une famille nombreuse comme il y en avait alors beaucoup en Bretagne, où les parents considéraient comme tout naturel d'avoir à transmettre à leurs enfants, pour autant que c'était en leur pouvoir, l'héritage de la foi en Dieu et de l'obéissance à l'Église. Il devait garder toute sa vie la foi simple apprise à l'école de ses parents, ignorant les complications et les doutes auxquels aurait pu l'exposer le milieu universitaire qu'il fréquenta pendant un temps.
Les Français originaires d'autres régions de France plaisantent parfois les Bretons en disant d'eux qu'ils ont pour défaut ou qualité de ne pas changer facilement d'avis. Tapez la tête d'un Breton contre un caillou, dit-on, c'est le caillou qui se brisera. Eugène Juguet n'était pas de ceux qui changent d'avis comme une girouette. Il souriait quand on mettait sur le compte de son ascendance bretonne certains traits de son caractère, mais ne s'en offusquait pas. La constance, pour ne pas dire l'opiniâtreté, avec laquelle, parvenu à l'âge adulte, il a travaillé et bataillé pour être fidèle à son idéal, la fermeté dont il a fait preuve pour défendre ses convictions, sa ténacité à toute épreuve, tout cela faisait penser à la solidité d'un roc inébranlable. Il est bien probable qu'il devait en partie ces qualités à l'éducation reçue dans sa Bretagne natale, dans un milieu rural insensible aux fluctuations de la mode.
Après ses études secondaires faites au petit séminaire de Châteaugiron, Eugène Juguet entra au grand séminaire de Rennes, où il suivit le cycle de philosophie de 1947 à 1949. Il n'a pas dit comment lui vint le désir d'entrer aux Missions étrangères mais, quand il fit part de ce désir à l'autorité, avant de donner son accord celle-ci lui demanda, comme c'était alors la règle dans le diocèse de Rennes, de passer une année comme surveillant dans un collège. Il passa donc l'année scolaire 1949-1950 au collège libre de Saint Malo. Il fut ensuite admis au séminaire de la rue du Bac, où il entra en septembre 1950 pour y faire ses études de théologie. Agrégé à la Société des Missions étrangères en juin 1952, après les ordinations au sous-diaconat et au diaconat il fut enfin ordonné prêtre le 31 mai 1953. Le 14 juin de la même année il recevait sa destination pour la mission de Hué au Nord Vietnam.
Cette destination pour le Vietnam, c'était en réalité une affectation au collège de la Providence de Hué dont la Société des Missions étrangères avait alors la responsabilité et auquel elle devait fournir un corps professoral compétent. Bien doué intellectuellement, Eugène Juguet avait été choisi pour en faire partie. Pour se préparer à enseigner il fut envoyé à Lille. La Société y avait une Procure où pouvaient loger quelques missionnaires appelés comme lui à faire des études supérieures. Il suivit les cours de la faculté de philosophie de l'Université d'État de Lille pendant deux ans, de l'automne 1953 au printemps 1955, deux ans au terme desquels il décrocha sans coup férir sa licence ès lettres-philosophie.
Pendant ce temps au Vietnam la situation s'était détériorée. La défaite du corps expéditionnaire français à Dien Bien Phu en 1954 et les accords de Genève qui s'ensuivirent avaient consacré la fin de l'hégémonie française en Indochine. Le Vietnam était divisé en deux zones. Le Nord étant sous la domination du Viet-minh, il n'était plus possible d'y envoyer des missionnaires. Eugène Juguet reçut alors une nouvelle destination, pour la mission du Japon cette fois, au diocèse d'Urawa, et il partit pour le Japon le 21 novembre 1955, sans dire s'il regrettait ou au contraire se réjouissait de voir s'éloigner la perspective d'avoir à enseigner la philosophie. La suite devait montrer d'ailleurs que ce n'était que partie remise.
Arrivé à Tôkyô il y retrouvait près d'une dizaine de confrères qui étaient en train d'étudier le japonais à l'école tenue par les Pères franciscains à Roppongi. En ces années-là il y avait encore plusieurs destinations par an pour le Japon. Eugène Juguet logea d'abord avec les autres étudiants en langue à Béthanie, dans l'œuvre fondée par le Père Flaujac, puis à partir de janvier 1957, tous déménagèrent pour aller habiter dans la maison que le supérieur régional, le Père Delbos, venait de faire construire à Oimatsu-chô à leur intention. Ceux qui ont vécu cette période avec lui ont gardé le souvenir d'un homme curieux de tout, cherchant à se familiariser sans attendre avec les coutumes et les lieux où il était appelé à travailler. Désireux d'apprendre, il ne ménageait pas sa peine pour ce faire, aidé d'ailleurs par l'atmosphère studieuse qui régnait dans la maison. Eugène Juguet aura été toute sa vie un grand travailleur, ignorant la paresse, mais il savait aussi se montrer un compagnon très agréable dans les moments de détente passés en commun. Il ne refusait jamais de faire une partie de cartes, égayant ses partenaires par la drôlerie de ses réparties et aussi par ses distractions, qui devaient vite devenir légendaires. Il confondait volontiers le verre du voisin avec le sien, ou semblait avoir oublié la couleur de l'atout qu'il avait pourtant choisi lui-même auparavant, accueillant d'ailleurs avec un flegme imperturbable les railleries que lui valaient ses erreurs. Alors qu'il s'intéressait déjà et devait consacrer plus tard une grande partie de son ministère à la réflexion sur des sujets éminemment sérieux, l'homme ne se prenait pas lui-même au sérieux et c'est sans doute pour cette raison qu'il mettait tout le monde à l'aise. Humour et humilité sont mots de même racine. Ils semblaient chez lui devenus synonymes.
À la fin de son stage d'étude de langue il était presque décidé qu'Eugène Juguet irait faire ses premières armes à Kawaguchi, où il avait déjà commencé à se rendre en fin de semaine depuis quelque temps. Il retrouvait là le Père Albert Corvaisier, originaire comme lui du diocèse de Rennes, avec qui il sympathisait. Nommé vicaire à ce poste il devait pouvoir continuer à bonne école son initiation à la vie dans une paroisse japonaise. Un imprévu vint obliger l'évêque d'Urawa à modifier ses plans. Un confrère étant tombé malade et parti se faire soigner à l'étranger, il fallut procéder à quelques changements. Le personnel missionnaire en activité dans le diocèse était en nombre limité. À l'automne 1957, sans doute parce qu'il n'y avait pas d'autre solution possible, Eugène Juguet fut nommé curé de la Tokorozawa, où il se retrouva seul, alors que ses capacités en japonais étaient encore bien limitées. Sans attendre, il se donna corps et âme au soin de la communauté qui lui était confiée et aussi à l'instruction des catéchumènes, lesquels étaient relativement nombreux à l'époque. Cherchant à connaître les conditions de vie de ses paroissiens, il se montra soucieux en particulier des besoins des jeunes travailleurs, animant une section de JOC à laquelle il était tenait beaucoup. Il ne devait rester que quatre années à Tokorozawa, mais c'est de son temps et en partie grâce à lui que la paroisse put acquérir un terrain à Hanno, à quelques kilomètres du centre, pour la fondation d'un nouveau poste. Ainsi, parvenu peu à peu à mieux maîtriser la langue, il cherchait à développer son champ d'action, et pouvait espérer voir grandir la communauté. C'est alors, était-ce pour lui tout à fait inattendu ? qu'au printemps 1961 il fut rappelé en France par le supérieur général pour enseigner au séminaire de Bièvres. Homme de devoir, il ne pouvait qu'obtempérer mais il a dit plus tard à ses amis qu'il lui en coûta beaucoup d'avoir à obéir. Il était resté suffisamment longtemps à Tokorozawa pour s'être attaché aux gens qu'il y avait rencontrés. Ce fut un grand sacrifice de devoir les quitter.
Eugène Juguet commença donc à enseigner la philosophie à Bièvres à l'automne de 1961, sans pouvoir prévoir qu'il resterait là dix-huit ans. Les deux séminaires qui étaient jusqu'alors distincts, le cycle de théologie à Paris, celui de philosophie à Bièvres, venaient d'être regroupés en un seul lieu, sous la direction du Père Audigou, rappelé du Vietnam pour en être le supérieur. Ces changements avaient été précédés de quelques remous à Paris. Certains aspirants s'étaient retirés ou avaient été invités à le faire et cela avait laissé des cicatrices. L'atmosphère à Bièvres était au début un peu incertaine. Avec d'autres, Eugène Juguet contribua par sa seule présence à la pacifier. Il inspira vite confiance aux séminaristes, plusieurs d'entre eux s'adressant à lui pour la direction spirituelle. Il avait le don de se montrer fraternel avec tous, sans pour autant jamais faire de concession à la démagogie. Exigeant pour lui-même, il savait l'être aussi pour les autres quand besoin était, insistant en particulier sur la nécessité du travail intellectuel, chacun devant à la mesure de ses moyens s'efforcer de progresser dans l'intelligence de la foi. Dans ses cours il essayait avec plus ou moins de bonheur de convaincre les aspirants que cela fait partie aussi des tâches du missionnaire de chercher à connaître et à comprendre les grands courants de la pensée contemporaine. Il se doutait bien que parfois les étudiants peinaient à le suivre sur les hauteurs où il voulait les entrainer, mais cela ne le décourageait pas. Il avait l'occasion en récréation de leur montrer d'une autre façon ce qu'était pour lui la philosophie en acceptant, non toutefois sans un évident déplaisir, de perdre au jeu de bridge ou de tarots, réjouissant là aussi la compagnie par ses distractions.
Professeur, il passait naturellement le plus clair de son temps au séminaire même, mais il tenait beaucoup à avoir aussi un ministère paroissial et, pendant de longues années il se rendit chaque dimanche, et quelquefois en semaine, dans la paroisse de Chaville pour y assurer messes et prédications, jouant aussi sa partie dans la formation des séminaristes à la catéchèse. Les curés de Chaville changeaient mais Eugène Juguet restait, qui était tout le contraire d'un intellectuel en chambre ignorant les réalités du monde auquel l'Église est envoyée.
Les années passaient. Survint la crise de mai 1968, qui prit plus ou moins tout le monde par surprise. À Bièvres elle fut surmontée sans trop de douleur, mais l'effervescence qui s'était emparée de la jeunesse ne pouvait rester sans influence sur la population des séminaires en France. Un peu partout on éprouvait le besoin d'une réflexion à frais nouveaux pour mieux adapter la formation des candidats au sacerdoce à l'évolution du monde actuel, en tenant compte des questions posées par les étudiants contestataires. Les instituts missionnaires ne pouvaient pas ignorer ce besoin. Par ailleurs la diminution du nombre des aspirants à Bièvres, amorcée depuis plusieurs années déjà, s'était aggravée. On pouvait prévoir qu'il deviendrait bientôt difficile de maintenir un séminaire ayant des effectifs trop réduits pour susciter l'émulation. C'est dans ce contexte que vit le jour un projet de collaboration entre instituts missionnaires pour la formation des candidats au départ en mission à l'étranger. À partir de 1969 commencèrent des pourparlers avec les pères spiritains et les représentants des Missions africaines de Lyon en vue de la fondation d'un Centre d'études et de recherche missionnaires, le CERM, où les étudiants des différents instituts suivraient un cycle d'études établi pour répondre à leurs besoins spécifiques. Eugène Juguet prit part dès le début aux rencontres de professeurs qui précédèrent la mise en œuvre du projet. Il joua un rôle important au cours des négociations qui furent parfois nécessaires pour harmoniser les points de vue.
Le CERM une fois mis en route, il fut chargé pendant un temps de coordonner les programmes, exerçant la fonction d'une sorte de préfet des études. Tout au long des dix années où travailla pour le CERM, il mit tout son cœur à la tâche et dépensa beaucoup d'énergie pour faciliter la bonne marche de l'entreprise. Aussi ne pouvait-il pas être insensible aux critiques que certaines personnes à l'extérieur, plus ou moins bien informées, formulaient sans ménagement, et il fut particulièrement blessé quand quelqu'un se permit de mettre publiquement en doute son orthodoxie, lui dont le premier souci était de servir l'évangile. Il avoua plus tard qu'il lui avait été difficile d'oublier cette blessure.
À Bièvres malheureusement la diminution du nombre des aspirants était devenue plus que jamais préoccupante. Ils n'étaient plus que quelques unités à se rendre chaque jour au séminaire spiritain de Chevilly pour y suivre les cours. La Société devait prendre des mesures pour pourvoir autrement à la formation des candidats qui se présenteraient à l'aavenir. À la fin de l'année scolaire 1978-1979 Eugène Juguet fut relevé de sa charge et autorisé à repartir pour le Japon. La décision des supérieurs ne pouvait que réjouir son cœur de missionnaire mais elle exigeait de lui de nouveaux sacrifices. En France aussi des liens s'étaient créés qui allaient se distendre, et au Japon des efforts seraient nécessaires pour s'adapter au pays, qui avait changé pendant ses dix-huit ans d'absence.
Il fallait d'abord se remettre à l'étude du japonais, forcément un peu oublié après une si longue absence. C'est ce qu'il fit en commençant en résidant quelque temps à la maison régionale de Tôkyô. Puis sans attendre il alla demander un ordre de mission à l'évêque d'Urawa, Mgr Shimamoto, pour reprendre un ministère actif à la mesure de ses moyens. Il n'entendait pas poser des conditions à son retour dans le diocèse, mais il avait une idée précise, ou plutôt un idéal, auquel il tenait. Il désirait vivre autant que possible dans les mêmes conditions que les gens ordinaires sans avoir de responsabilités paroissiales, et en tout cas hors des bâtiments d'Église difficiles d'accès pour le tout-venant, qui font souvent figure de corps étranger dans la société japonaise. Mgr Shimamoto donna son accord pour qu'il tente l'expérience, mais à une condition : Eugène Juguet devrait subvenir lui-même à sa subsistance. Celui-ci se mit alors à la recherche d'un lieu d'implantation et trouva bientôt une maison à sa convenance à Iruma, dans la Préfecture du Saitama. Une vieille maison bien modeste, dénuée de tout confort, semblant même avoir été construite pour un célibataire tant elle était petite, et située, comme il le souhaitait, dans un quartier populaire loin de tout signe visible d'une présence d'Église. C'est dans cette maison qu'il allait vivre à partir de 1980 pendant près de dix ans, dans la solitude et dans la pauvreté.
Vivre ainsi ce n'était pas vivre hors de l'Église ni demeurer inactif. Il acceptait volontiers de rendre les services qu'on lui demandait dans les paroisses et les communautés religieuses qui faisaient appel à lui pour prêcher des récollections ou animer des sessions, ce qui lui procurait quelques maigres revenus. Reprenant contact avec des gens connus autrefois, il assura l'aumônerie d'un groupe d'Action catholique ouvrière, dont les membres se réunissaient parfois dans sa maison. Prenant part également aux activités des comités Justice et Paix, il fut un temps leur aumônier national. Son travail c'était aussi un travail de plume qu'il poursuivit avec constance dans des conditions d'inconfort qui en auraient découragé bien d'autres. D'abord il rédigea plusieurs dossiers, dont les titres suffisent à dire quelles étaient ses préoccupations. Ainsi : Travailleurs étrangers au Japon, puis Regard sur le monde du travail, publiés par Échanges France Asie respectivement en 1982 et en 1986. Ensuite c'est durant son séjour à Iruma qu'il écrivit le livre dans lequel il a consigné le fruit des recherches et réflexions qu'il avait commencées depuis le temps où il enseignait au séminaire : Le prix de la liberté ou : vu du Japon, l'avenir du monde et de l'Église, publié en français aux éditions Carthala en 1992. Étude et analyse rigoureuse des contradictions du libéralisme sans garde-fou dans la vie économique et des excès de la consommation dans les pays riches, mettant en lumière les injustices provoquée par ces désordres, le livre est aussi un appel adressé aux chrétiens qu'il invite à prendre l'évangile au sérieux, un fervent plaidoyer en faveur d'un changement des comportements des gens vivant dans l'abondance. La richesse de la documentation sur laquelle il s'appuie, le nombre des références précises à des articles de revues et à des ouvrages spécialisés qui jalonnent le livre suffisent à donner une idée du travail considérable que sa rédaction demanda à son auteur. Eugène Juguet était très fier que son livre ait connu en France un succès de librairie honorable pour un ouvrage de ce genre, mais il était plus encore heureux que des amis japonais séduits par son contenu en aient fait une traduction dans leur langue et trouvé un éditeur acceptant de le publier.
Eugène Juguet défendait avec passion les idées développées dans son livre. Il y revenait sans cesse, interprétant à sa façon le conseil donné par saint Paul à Timothée de prêcher à temps et à contretemps, et cela jusqu'à la fin de sa vie. Il lui arrivait même, à lui qui était toujours si courtois et respectueux de l'opinion d'autrui, de s'emballer quand il sentait chez ses interlocuteurs des réticences à partager ses vues pessimistes sur l'avenir du monde, promis selon lui à d'imminentes catastrophes si son cri n'était pas entendu. Son élocution parfois confuse n'était pas toujours à la hauteur de la qualité du propos, mais de cela il n'avait cure. Il parlait avec l'assurance d'un prophète, intimement convaincu de la nécessité urgente d'une conversion et soucieux de souligner les exigences concrètes de l'obéissance à l'Évangile. Il en allait pour lui de la fidélité à la mission dont il se sentait investi.
Éprouva-t-il un jour une certaine insatisfaction en constatant que son insertion dans le quartier où il vivait n'avait pas permis de nouer avec les voisins les amitiés qu'il avaient espérées? Avait-il mieux pris conscience des besoins du diocèse qui manquait de prêtres pour assurer partout le service paroissial ? Toujours est-il qu'en 1990 il accepta de devenir à nouveau curé de Tokorowaza, la paroisse où il avait déjà servi plus de trente ans auparavant. Et là aussi il se mit de suite au travail avec ardeur, essayant d'entraimer ses ouailles à partager ses convictions. Ironie du sort, lui qui n'avait jusqu'alors manifesté que peu d'intérêt pour les constructions et s'était même quelquefois montré sceptique sur leur utilité, se trouva dans l'obligation de prendre part à la réalisation d'un projet caressé de longue date par les paroissiens. Il fallait bâtir un nouvel ensemble paroissial, église, presbytère et salles de réunions, pour remplacer de vieux bâtiments en mauvais état et utiliser de façon plus rationnelle un terrain très exigu. Le curé qu'il était devenu prit l'affaire à cœur. Il fit en sorte que les travaux soient confiés à un architecte et à des artisans choisis pour leur capacité à marier fidélité aux meilleures traditions de l'art japonais et innovation au service de la liturgie. Eugène Juguet donna l'impression de se passionner pour la construction de l'église, et il était légitimement fier du résultat obtenu.
La surveillance du chantier ne l'empêchait pas de remplir ses autres obligations. Il trouvait le temps de venir en aide à tel ou tel étranger en difficulté parce que dépourvu des papiers nécessaires pour se faire soigner. Il suivait de près la traduction en japonais de la seconde partie de son livre. Il était fort occupé et la fatigue s'accumulait sans qu'il s'en rende compte, ou en tout cas sans qu'il en parle. En 1993, il fut victime d'un premier infarctus qui l'obligea à prendre un moment de repos et à ralentir le rythme de ses activités. Il devait récidiver en 1997, contraint cette fois à une hospitalisation relativement longue, au cours de laquelle commencèrent à se manifester les troubles, dont on ne connut jamais bien la cause, qui assombrirent ses dernières années. À certains moments il semblait perdre contact avec la réalité et tenait des propos incohérents, soupçonnant les infirmières qui le soignaient de lui vouloir du mal. Il fallut l'envoyer en convalescence en France, où on ne vit pas non plus clairement quelle était la nature de son mal. Il passa quelque temps à Montbeton et on put croire un moment à une amélioration de son état. À force d'insistance il obtint de pouvoir retourner au Japon, espérant reprendre sa place à Tokorozawa. En réalité il n'en était plus capable. Il donnait parfois le change, prenant part à la conversation avec vivacité comme un homme en pleine possession de ses moyens, puis il semblait se perdre dans un monde de rêve, confondant le lieu où il se trouvait avec un autre où il avait vécu dans le passé. On ne pouvait envisager de le laisser vivre seul, et encore moins dans une paroisse dont il aurait la responsabilité.
Devant son refus d'envisager un retour définitif en France il fallut recourir à des solutions de fortune. En 2001, il passa plusieurs mois chez son ami le Père Constant Louis au presbytère de la paroisse de Seijô à Tôkyô. À la fin de cette même année 2001, un prêtre japonais du diocèse d'Urawa, le Père Oka, proposa de le recevoir chez lui, dans sa paroisse à Maebashi. C'est là qu'Eugène Juguet passa les deux dernières années de sa vie, objet des attentions constantes du Père Oka et de quelques jeunes gens qui menaient vie commune dans le presbytère. L'intéressé n'en était pas conscient mais sa présence parmi eux et la nécessité de l'accompagner partout pour éviter qu'il se perde étaient une lourde charge pour le Père Oka, qui s'en acquitta avec une délicatesse et une générosité que tous admiraient.
Vint un moment où il devint impossible d'imposer plus longtemps ce fardeau au Père Oka. Au printemps 2003, ses amis parvinrent à persuader Eugène Juguet, dont l'état était loin de s'être amélioré, de la nécessité d'aller prendre en France un congé, qui dans leur esprit devait être un départ à la retraite. Accompagné par Constant Louis, Eugène Juguet partit donc pour Paris. Arrivé rue du Bac il devait célébrer là le cinquantième anniversaire de son ordination sacerdotale mais, le matin même du jour dit, quelques minutes avant la messe, il se sentit soudain très fatigué et, incapable de venir concélébrer, il dut y renoncer. Dans les jours qui suivirent on le conduisit à Montbeton, où son état ne cessa de décliner jusqu'à sa mort, survenue le 13 décembre 2003.
Eugène Juguet était un juste, épris de vérité, la vérité qui libère quand on accepte de payer le prix pour l'obtenir. Il aura trouvé en rencontrant son Seigneur cette vraie liberté pour laquelle il a combattu toute sa vie. Pas plus les confrères ayant travaillé avec lui que les nombreux amis qu'il avait au Japon ne sont près d'oublier les exemples qu'il leur a donnés de constance et de courage au service de l'Évangile.