François DELMAS1866 - 1922
- Statut : Prêtre
- Identifiant : 1874
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Identité
Naissance
Décès
Charges
Autres informations
Missions
- Pays :
- Japon
- Région missionnaire :
- 1890 - 1896 (Nagasaki)
Biographie
[1874] DELMAS François, Casimir, naquit le 6 octobre 1866 à Saint-Juéry, diocèse de Rodez (Aveyron). Âgé d'environ dix ans, il fut mis en pension chez un de ses oncles, instituteur, à Vabres-de-Rioupeyroux. Puis il entra au Petit Séminaire de Belmont. Muni du baccalauréat ès-lettres il fut reçu comme aspirant aux Missions Étrangères le 5 octobre 1885. Tonsuré le 26 septembre 1886, minoré le 24 septembre 1887, il fut ordonné sous-diacre le 22 septembre 1888, diacre le 3 mars 1889 et prêtre le 21 septembre suivant. Destiné à la mission du Japon septentrional (Nagasaki), il partit le 11 décembre.
Accueilli par Mgr Cousin, il fut envoyé à Oita pour l'étude de la langue. En 1891, il fut nommé vicaire du Père Ferrié à Hirasa, un des villages de la chrétienté de Sendai, d'où il desservit un autre centre : Sarayama, où il finit par habiter. En août 1895, le Père Delmas fut nommé professeur de théologie au Séminaire de Nagasaki. L'année suivante, le 3 mai 1896, il reçut sa nomination de directeur du Séminaire des Missions Étrangères. Il y devint professeur de théologie dogmatique, et à cette fonction s'adjoignit, en 1900, celle de directeur des aspirants. De 1907 à 1913 il fut supérieur du Séminaire de Bièvres, et, le 26 juin 1913, il fut élu supérieur du Séminaire de Paris. Le nombre des aspirants diminuant, il commença une propagande de recrutement, envoyant livres et brochures dans les séminaires afin d'appeler l'attention sur les oeuvres de la Société. Il adopta définitivement et élargit le système précédemment mis en pratique dans une mesure restreinte, d'accepter, au nom du Séminaire, des enfants de 12 à 15 ans désireux de se consacrer aux Missions et de les placer dans des maisons d'éducation diocésaines. Par ailleurs, la Constitution de la Société devant être modifiée, le Père Delmas fut activement mêlé aux études préalables, à cause de sa science canonique et théologique. Nommé second assistant du supérieur général, Mgr de Guébriant, le 20 mars 1921, il s'endormit dans la paix du Seigneur l'année suivante, le 17 janvier 1922, à l'hôpital Saint Joseph à Paris.
Nécrologie
M. DELMAS
ASSISTANT DU SUPÉRIEUR DU SÉMINAIRE
ET DE LA SOCIÉTÉ DES MISSIONS-ÉTRANGÈRES
M. DELMAS (François-Casimir) né à Saint-Juéry (Rodez, Aveyron), le 6 octobre 1866. Entré laïque au Séminaire des Missions-Étrangères, le 5 octobre 1885. Prêtre le 21 septembre 1889. Parti pour le Japon Méridional (Nagasaki), le 11 décembre 1889. Directeur du Séminaire des Missions-Étrangères, le 28 décembre 1896. Supérieur du même Séminaire, le 26 juin 1913. Second assistant du Supérieur du Séminaire et de la Société des Missions-Étrangères, le 20 mars 1921. Mort à Paris, le 17 janvier 1922.
C’est en 1866, dans la commune de Saint-Juéry, à la ferme du Brugas qui appartenait à sa famille, que naquit notre cher et regretté Père Delmas. Le village, de quelques centaines d’habitants, est éloigné des grandes voies de communication ; le chemin de fer s’est bien gardé d’y passer, et les diligences même en ignorent l’accès ; mais des collines sur lesquelles s’étayent ses maisons et ses fermes, la vue s’étend sur un vaste horizon qui ne s’arrête à l’est qu’aux monts des Cévennes, et au sud aux montagnes boisées de Lacaume et de l’Espinouse ; les pâturages y sont fertiles, et les nombreux troupeaux de moutons qui paissent dans les champs plantés de poiriers et de pommiers rappellent au voyageur que le fromage parfumé de Roquefort a son centre dans ces parages ; l’ensemble du pays offre l’aspect d’une nature robuste et paisible.
La vie chrétienne, en sa belle et saine régularité, florissait dans la famille Delmas, qu’enrichirent neuf enfants dont notre confrère fut l’aîné (1). La prière du soir récitée en commun, celles des repas, les communions aux principales fêtes de l’année, sanctifiaient une existence de labeurs sans précipitation et sans grave souci d’avenir.
(1) Deux de ses sœurs furent religieuses dans la Congrégation de Saint-Joseph de Cluny et envoyées en Amérique.
Agé d’environ dix ans, François fut mis en pension chez un de ses oncles, instituteur à Vabres-de-Rioupeyroux. En ce temps-là, beaucoup plus éloigné de nous par les idées que par les années, un instituteur pouvait, sans craindre la révocation ou les mauvaises notes, conduire ses élèves à la messe et tenir les registres de la mairie, apprendre à lire la Déclaration des droits de l’homme et enseigner le catéchisme. Point ne fut besoin de punitions ni même de regards sévères pour faire obéir et étudier le petit bonhomme de la ferme du Brugas ; il se donnait à tout ce qu’on voulait, avec une simplicité pleine d’entrain ; et les camarades qui avaient examiné d’un œil curieux et légèrement soupçonneux le neveu de M. l’Instituteur, devinrent bien vite ses amis puisqu’il les traitait en égaux, ne se prévalait pas de sa parenté, et gardait les secrets qu’on lui confiait sous cette instante recommandation : « Surtout ne le dis pas à ton oncle. »
C’est à Vabres qu’il fit sa première Communion et reçut la Confirmation. Presque au lendemain de la réception de ce dernier sacrement, il exprima le désir d’entrer au petit séminaire de Belmont. Il resta sept ans dans cette maison « aimé et estimé de ses maître et de ses camarades » nous a-t-on écrit « faisant preuve d’une belle intelligence, d’un caractère aimable et enjoué ». Cette note est certainement exacte, et nous n’avons à en regretter que la brièveté.
Le séminariste passait ses vacances au Brugas, et parfois le dimanche après vêpres, il faisait ranger dans la vaste cuisine de la ferme, père, mère, frères, sœurs, domestiques, montait sur la table et commençait un sermon. Les enfants riaient, mais le père était fier et la mère un peu émue ; leur fils aîné prêchait presque aussi bien que M. le Curé de Saint-Juéry...
A la fin de sa rhétorique, il hésitait à se présenter à l’examen du baccalauréat; et comme son professeur l’en pressait : « A quoi bon ? répondit-il ; je veux être missionnaire, je n’ai pas besoin de peau d’âne. – Qu’en savez-vous ? répliqua le professeur ; on a toujours besoin d’une bonne doublure. Allez, allez donc, ajouta-t-il plus sérieusement ; vous serez certainement reçu : vous nous ferez plaisir et honneur. – Eh bien, soit, puisque vous le voulez ; mais vous réciterez votre chapelet pour moi pendant chaque séance d’examen. – Je vous le promets. » Quelques semaines plus tard, le rhétoricien obtenait devant la Faculté des lettres de Toulouse la mention assez-bien.
La carrière apostolique dont l’élève avait dit un mot à son professeur était bien celle qu’il voulait embrasser ; et à ce sujet, il racontait parfois cette historiette : « A l’imitation de Mgr Bourret qui marqua tant d’enfants ou de séminaristes pour être curés, doyens ou chanoines, un missionnaire de passage à Belmont me marqua en me coiffant de son chapeau. Eh bien ! s’était-il écrié, mon chapeau vous convient comme s’il avait été fait pour vous ; vous serez missionnaire. » Professeurs et camarades avaient ri, François Delmas comme les autres ; et puis, la plaisanterie avait été une prédiction. La voix divine avait appelé le jeune homme sur les terres étrangères pour le salut des infidèles, et bravement, simplement, il avait répondu adsum.
Partir, tout quitter ne lui coûtait pas. Mais pressentant l’opposition de ses parents, il n’osa leur exprimer son désir : « M. le Curé, pensa-t-il, saura mieux que moi arranger cette affaire-là. » Le Curé de Saint-Juéry, M. Birot, se prêta de grand cœur à la démarche ; il annonça la chose doucement, pieusement, avec une imprécision voulue qui ne permit pas à la mère de comprendre immédiatement ; mais quand elle eût saisi : « jamais ! » s’écria-t-elle avec une explosion de larmes. « Jamais ; François aller chez les sauvages, se faire tuer, ne pas revenir chez nous ! Jamais ! M. le Curé. » Le père fut plus calme, mais il prononça le même refus absolu. Son fils prêtre, c’était bien, très bien ; toute la famille en était enchantée : il aurait une paroisse dans l’Aveyron, travaillerait quand et comme il voudrait, mais les sauvages.... « M. le Curé, nous ne pouvons pas lui donner notre consentement. » Le Curé défendit le projet du jeune homme ; mais voyant qu’il ne gagnait rien, il quitta les Delmas en leur disant aimablement : « Allons, nous en reparlerons ; vous êtes de bons chrétiens ; écoutez la voix du bon Dieu. »
Les vacances furent pénibles ; les frères et sœurs se taisaient ; le père parlait peu ; la mère s’efforçait de faire changer son fils de sentiment, et souvent sur ses lèvres se retrouvait cette parole d’amertume et d’angoisse : « Tu nous abandonnes pour aller là-bas te faire martyriser. » « Oh ! maman, lui répondit-il un jour, le martyre, c’est si beau ! » Et un autre jour qu’elle lui reprochait encore d’abandonner sa famille : « N’ayez nulle crainte, dit-il, le bon Dieu ne vous abandonnera pas. » Quand les amis de M. Delmas père parlaient à celui-ci de son fils : « Ah ! répliquait-il, en faisant allusion à sa situation de maire de Saint-Juéry, c’est le plus entêté de mes administrés. » Le plus entêté d’une commune de l’Aveyron, c’était beaucoup dire... Enfin l’heure du départ sonna. « Tu pars malgré nous » fut le dernier mot de la mère ; le père approuva d’un geste ; le jeune homme demeure silencieux. Le cœur oppressé, la volonté inébranlable, il quitta seul la maison familiale. Une demi-heure plus tard, il entendait son père qui l’appelait : « François, attends-moi. » Le séminariste se retourna et fit quelques pas en arrière. Les yeux rougis par les larmes, le père lui dit : « Je vais te conduire à Saint-Affrique. » François se jeta à son cou : « Oh ! merci, merci », fit-il avec effusion.
Le 5 octobre 1885, il arriva au Séminaire des Missions-Étrangères où il devait rester pendant quatre ans, faire de bonnes études et exercer en 1887 et 1888 les fonctions de maître de cérémonies. A cette époque, l’évêque de Rodez, Mgr Bourret, mort cardinal, ne faisait presque aucun voyage à Paris sans venir à notre Séminaire. Il adressa une allocution aux partants du 28 novembre 1888. D’une voix vibrante, empreinte à certains moments d’une émotion profonde, il rappela qu’un jour il avait voulu se consacrer aux Missions Etrangères : « Il y a quelque trente ans, j’ai frappé à la porte de ce Séminaire ; les circonstances ne permirent pas qu’elle s’ouvrit ; je n’y frappai pas une seconde fois ; mais depuis que je suis à la tête d’un diocèse, je me suis vengé de la Providence. » Et parlant de ses diocésains alors très nombreux dans notre maison : « Je veux, s’écria-t-il, je veux qu’on les mette aux avant-gardes, aux postes les plus périlleux, ces fiers enfants du Rouergue, solides comme le granit de leurs montagnes ; ce sont mes fils, je veux qu’ils soient les premiers. »
M. Delmas était au nombre des Aspirants qui écoutaient ces apostoliques paroles ; ses qualités et ses vertus le rendaient capable de réaliser les désirs et les espoirs de son évêque. Intelligence vigoureuse, tempérament robuste, caractère égal et bien trempé, allures simples marquées d’un laisser-aller joyeux et relevées par la précision d’une parole déjà sûre d’elle-même, il était de ceux que l’on peut mettre partout où il y a danger à courir, une résolution à prendre, une responsabilité à porter.
Ce fut avec ces notes qu’ordonné prêtre le 21 septembre 1889, il partit le 11 décembre suivant pour le Japon Méridional (Nagasaki) ; il y arriva le 27 janvier 1890. Quelques jours plus tard, le 5 février, son Vicaire Apostolique, Mgr Cousin (I), l’envoya à Oïta, l’ancienne Funaï, pour y étudier la langue sous la direction de M. Bœhrer. Les commencements furent difficiles ; M. Bœhrer tomba malade, s’absenta, et M. Delmas resta seul avec un catéchiste hypocrite et un maître de langue ignorant ; il essaya d’apprendre le japonais au moyen d’une grammaire anglaise dont la concision ne convenait guère à un débutant. Des mois se passèrent ainsi.
Un jour arriva M. Raguet, nommé successeur de M. Bœhrer ; ce fut un rayon de soleil qui dispersa le brouillard. En quelques jours M. Raguet enseigna à son vicaire la syntaxe de la langue japonaise. « Comment, ce n’est que cela ? s’écriait le jeune missionnaire qui comprenait à merveille ; alors, je vais parler tout seul. » Et ainsi en fut-il. Il parla tout seul et si bien, qu’en 1921, après vingt-cinq ans d’absence, il comprenait et parlait encore le japonais… tout seul.
(1 ) Plus tard évêque de Nagasaki
En 1891, il fut nommé vicaire d’un de ses compatriotes, M. Ferrié, le plus heureux des missionnaires convertisseurs au Japon, qui venait de conférer le baptême, dans le Satsuma, à plusieurs centaines de païens. Kagoshima, le chef-lieu de la province, n’avait encore ni église, ni presbytère, et ce fut à Hirasa, un des villages de la chrétienté de Sendai, dans une maison au toit de paille, aux murs branlants, « grande comme la hutte d’un charbonnier des bois de l’Espinouse » que M.Delmas élut domicile. « Vous ne serez pas très mal, fit le vétéran, en guise d’encouragement. Et pendant que vous travaillerez ici, j’irai à Oshima, une île éloignée d’une centaine de lieues seulement. – Rien que cela, répliqua l’arrivant ; et si j’ai besoin d’un conseil ? – Oh ! je vous le donnerai, mais pas dans les vingt-quatre heures. » Avant de partir, M. Ferrié prévint son vicaire : « Entre nous, des Rouergats, solides comme le granit de nos montagnes, c’est Mgr Bourret qui l’a dit, j’ai peur que vous ayez des misères ; les récentes conversions que le bon Dieu m’a accordées, ont excité le ressentiment des païens et des bonzes, très influents dans le pays ; ils vont vous les faire payer. » La prophétie fut vraie, mais elle ne se réalisa pas entièrement selon les prévisions du prophète. Les vexations individuelles ne dépassèrent guère la mesure ordinaire ; seulement un typhon ravagea le pays, un incendie détruisit les maisons de plusieurs chrétiens, une inondation ravagea les terres. La porte du missionnaire fut assiégée, et sa bourse bientôt vide.
Quand des secours arrivèrent de France, les malheurs étaient à peu près réparés, et il fut convenu que les sommes recueillies seraient consacrées à la construction d’un oratoire à Sarayama, à une lieue de Hirasa. A l’oratoire, on ajouta une sacristie composée d’un rez-de-chaussée qui fut le logement du catéchiste, et d’un étage avec une ou deux chambres qui servirent de presbytère. Le tout était petit, bas, d’ameublement fort pauvre, mais préférable au réduit d’Hirasa. « D’ailleurs, concluait M. Delmas, en terminant la description de sa maisonnette, je ne suis pas venu au Japon pour habiter un palais ; il est vrai, ajoutait-il en souriant, que si telle avait été mon intention, j’aurais bien mal réussi. »
Plusieurs fois par semaine, il allait de Sarayama à Hirasa et dans les hameaux voisins ; peu après, il fut aussi chargé de Kagoshima, où il se rendait dans une voiture publique si primitive, que près d’elle les carrioles du Rouergue eussent semblé des carrosses.
Sa vie s’écoulait ainsi dans un travail quotidien modeste, embelli de quelques joies, endeuillé de quelques peines, lorsqu’à l’occasion d’une élection, les bonzes et leurs amis répandirent le bruit que le parti populaire qui leur était opposé avait reçu de l’évêque de Nagasaki plus de cent mille francs pour sa campagne électorale, après avoir juré qu’en cas de succès il ferait proclamer le catholicisme religion d’Etat. C’était invraisemblable, absurde ; c’était tout ce qu’on voudra, excepté sensé et possible ; bien entendu, tout le monde le crut, comme en France on crut autrefois aux millions que le Clergé envoyait à l’étranger. La sottise universelle et identique pourrait vraiment être donnée comme une preuve de l’unité de l’espèce humaine ... Forts de cette calomnie, les bouddhistes traitèrent les catholiques en ennemis ; ceux-ci se trouvèrent dans une impasse : nier le fait dont on accusait le parti populaire et l’évêque de Nagasaki était facile, mais personne n’acceptait la négation ; prouver la fausseté de la calomnie et obliger les calomniateurs à se rétracter était à peu près impossible. Au lieu des conversions qu’il avait rêvées, M. Delmas enregistra des défections. Plusieurs familles baptisées par M. Ferrié retournèrent au bouddhisme et au shintoïsme. Dans ces jours de tristesse, un homme resta fidèle au missionnaire, défendant les catholiques, les enseignant, les encourageant, Michel Matsuda Suetaro, un ancien confesseur de la foi pendant la persécution de 1867. Ses efforts, aussi bien que ceux du missionnaire, n’étaient pas toujours couronnés de succès : alors il venait près du Père, le regard morne, la voix éteinte : « Père, telle famille nous a quittés. – Tu l’as vue ? – Oui, je suis allé la voir plusieurs fois ; tous ont peur. – Eh bien ! prions pour elle. – Oui, Père, prions... Et telle autre famille ? – Père, celle-là tient bon, pas de danger. » Et un éclair de satisfaction illuminait la figure des deux apôtres. Ah ! ce Michel Matsuda, quelle joie M. Delmas éprouva en le revoyant en 1921 ! Avec lui il revécut les bons et les mauvais jours ; il égrena les souvenirs dont le temps avait adouci l’amertume ou avivé le charme.
A la fin du mois d’août 1895. M. Delmas fut nommé professeur de théologie au séminaire de Nagasaki, il partit avec M. Raguet, son successeur, qui l’accompagna pendant une heure ou deux ... A quelque distance de Sendai, il se retourna, embrassa le pays d’un dernier regard ; une émotion intense étreignit son cœur, ses larmes jaillirent : « Ah ! murmura-t-il, si je n’avais espéré la conversion de cette contrée, je crois vraiment que je n’aurais pu y rester. » Au Séminaire, il se sentit tout de suite à l’aise. Sous la direction de l’homme de grande vertu et de jugement parfait qu’était le supérieur, M. Bonne, près de Mgr Cousin dont il goûta l’esprit piquant et gracieux, il y développa ses talents pour l’enseignement.
Une année ne s’était pas écoulée, quand le 3 mai 1896, il reçut sa nomination de directeur du Séminaire des Missions-Étrangères. Il arriva à Paris vers la fin de l’année, fut reçu directeur le 28 décembre et peu après devint professeur de théologie dogmatique. Son enseignement précis, assaisonné d’humour, captiva l’attention de ses élèves alors fort nombreux, puisque, à cette époque, notre séminaire comptait, dans la seule section de Paris, 202 aspirants. Ses explications étaient brèves et très claires ; ses réponses allaient tout droit au fond des objections ; ses réparties spirituelles, caustiques parfois, mettaient la classe en gaieté. A un séminariste qui demandait ce qu’il devrait faire si on lui servait du gibier en temps de chasse prohibé : « vous fermerez les yeux et vous ouvrirez la bouche, répliqua-t-il, et maintenant fermez la bouche et ouvrez les oreilles. » Trouvant un jour trop longue une discussion sur la grâce efficace ou non, il la termina ainsi : « Arrêtons ici nos arguments, nous les continuerons dans l’éternité. » Un autre jour, en face d’une ancienne opinion fort sévère : « Le bon Dieu n’a pas fait sa théologie dans cet auteur-là. » A un faiseur d’objections frivoles : « Vos objections sont trop faibles, elles n’ont pas la force d’arriver jusqu’à moi. »
A cette fonction de professeur s’adjoignit en 1900 celle de directeur des aspirants, équivalente à la charge de maître des novices dans les congrégations religieuses ; il s’y montra très régulier, simple, familier à l’occasion, ferme et doux, modéré, et ami de ce juste milieu où un vieil adage place la vertu.
Les mêmes qualités caractérisèrent son supériorat au Séminaire de l’Immaculée-Conception à Bièvres, de 1907 à 1913. Le 26 juin de cette dernière année, il fut élu Supérieur du Séminaire des Missions-Étrangères. La situation ne se présentait pas aisée. La séparation de l’Eglise et de l’Etat avait créé au Séminaire de graves difficultés, dont la principale était celle du recrutement. Le nombre de nos aspirants qui de 1895 à 1906 avait oscillé entre 260 et 320 diminua progressivement et continuellement ; il était en 1913 tombé à 126. Nos 35 missions souffraient singulièrement de cet état de choses ; la terrible guerre vida à peu près complètement notre maison, et cela pendant plus de quatre ans.
Le nouveau supérieur ne faiblit pas sous la lourde tâche qui lui incombait ; il garda sa vigueur, sa belle gaieté, son ordinaire confiance en la Providence. Il recevait avec une amabilité toujours égale les nombreux missionnaires et aspirants mobilisés que les permissions ou les maladies amenaient incessamment au Séminaire. On pouvait se présenter chez lui à toute heure ; qu’il fût ou non pressé, sa porte était toujours ouverte et sa réception fraternelle ; il interrompait la lettre commencée, écoutait tranquillement ses visiteurs aussi longtemps qu’il voulaient parler, et répondait comme s’il n’avait pas eu d’autre occupation. Aucune inquiétude ne se lisait sur son visage et ne se remarquait dans ses paroles ; il était le chef alerte, dispos, toujours prêt à faire son devoir et le faisant tout entier, avec une simplicité si complète, qu’elle eût pu, à des regards inattentifs, diminuer l’importance de son action ; et peut-être, en réalité , la diminua-t-elle. Ceux qui avaient conservé l’impression de l’affabilité grave, la dignité paternelle d’un de ses prédécesseurs, M. Delpech, jugeaient que M. Delmas manquait un peu d’allures supériorales. Sa taille à peine moyenne, largement campée, son regard extrêmement mobile, son abord facile, sa conversation amicale ne leur paraissaient point assez imposants ; les autres relevaient la solidité et la précision de ses conseils, l’égalité de son humeur, la cordialité de son accueil. Il est permis de penser que les uns et les autres avaient raison.
Sa prudence égalait la vivacité de son intelligence ; elle justifiait l’appréciation d’un de ses anciens condisciples de Belmont : « C’est un homme qui pose deux fois le pied sur un terrain avant de s’y engager. »
A l’extérieur, il commença une propagande de recrutement devenue bien nécessaire. Jusqu’alors, la Société des Missions-Étrangères n’avait jamais cru sentir le besoin de cette propagande ; et si de 1890 à 1900 plus de 100.000 volumes traitant exclusivement de nos missions et de nos missionnaires avaient été répandus dans les écoles catholiques, cette diffusion avait été le fait d’une volonté particulièrement et non d’une action officiellement décidée et exécutée. Même pendant les années de guerre, M. Delmas commença à envoyer des missionnaires et, à répandre des livres et des brochures dans les séminaires, afin d’appeler l’attention sur les œuvres de notre Société , comme les pratiquaient depuis nombre d’années d’autres Sociétés apostoliques.
Il adopta définitivement et élargit le système précédemment mis en pratique dans une mesure restreinte, d’accepter, au nom du Séminaire, des enfants de 12 à 15 ans désireux de se consacrer aux missions, et de les placer dans des maisons d’éducation diocésaines. Il avait la conviction, et jusqu’à preuve du contraire, il est permis de croire qu’il ne se trompait pas, que cette méthode remplacerait avantageusement pour notre Société, les juvénats et les probatoriums de quelques autres congrégations. Il était d’ailleurs heureux de laisser ces enfants dans ce même milieu, entourés et guidés par des maîtres connaissant leurs familles, leurs curés, et possédant la confiance d’un diocèse.
Ces mesures, aujourd’hui intensifiées, ont immédiatement porté leurs fruits, puisqu’en cette année 1922, quelques mois seulement après la mort de M. Delmas, elles ont amené 50 nouveaux aspirants dans notre séminaire. En un mot, comme ses prédécesseurs depuis plus d’un siècle, il concentra toute sa puissance d’intelligence, de volonté et d’action, sur une idée unique et dans un seul labeur : les missions.
Vint le jour où la Constitution de notre Société fut modifiée, ou, pour employer l’expression heureuse et vraie de nos archevêques et évêques dans leur lettre du 25 mars 1921, « parvint à l’aboutissement naturel de son évolution séculaire. »
Après des études préalables auxquelles M.Delmas fut activement mêlé, et qui mirent en lumière, il est bien permis de le dire sans manquer à la discrétion, l’exactitude et la variété de sa science canonique et théologique, sa connaissance des hommes, la modération et la justesse de son jugement, il fut nommé en 1921 second assistant du Supérieur du Séminaire et de la Société.
Cette dignité le plaçait dans une situation où il devait être grandement utile, et personne mieux que lui ne la pouvait remplir. Représentant le passé qu’il connaissait bien, le continuant en y joignant les initiatives nécessaires à l’avenir. Il deviendrait l’appui éclairé du Supérieur de la Société. Mgr de Guébriant le comprit si bien qu’il lui confia immédiatement et en toute assurance l’exécution des principales mesures récemment décidées : choix des directeurs et des professeurs des deux sections du Séminaire, installation matérielle en rapport avec le nouvel état de choses. M. Delmas exécuta ces directives avec un sens pratique très développé, avec un inlassable dévouement, ou plus exactement, avec une abnégation complète et profondément surnaturelle, dont nous sommes demeurés les témoins émus et grandement édifiés : « Messieurs, avait-il dit à ses collaborateurs, nous avons discuté, les résolutions sont prises, nous n’avons plus qu’à les exécuter. » Il donna le premier et le meilleur exemple de ce qu’il demandait aux autres.
Il est trop tôt pour apprécier le rôle de notre cher défunt, et pour étudier les circonstances que nous venons de traverser ; juger les hommes de valeur et les faits d’importance exige le recul des années, comme le choix des points stratégiques nécessite le recul des distances.
Il est hélas ! trop tard pour dire les espérances que M.Delmas aurait réalisées et les services qu’il aurait rendus.
Au moment où il travaillait le plus activement pour le bien général de la Société, il fut atteint d’un mal contre lequel la science est encore impuissante. Pendant plusieurs mois, il souffrit sans se plaindre , et même sans se préoccuper de son état. Sur l’invitation de Mgr de Guébriant, il finit par consulter les médecins, et bientôt lui et nous connûmes la vérité : notre cher Père était atteint d’un cancer. On lui proposa de demander sa guérison par l’intercession de nos martyrs : « Non, répondit-il , je n’ai jamais été malade ; il me sera bon de souffrir pendant quelque temps avant de mourir. J’accepte pleine et entière la Volonté de Dieu, telle qu’Elle s’exerce sur moi. »
Il se remit entre les mains des chirurgiens, subit avec un imperturbable sang-froid les opérations et le traitement déclarés nécessaires. Quelques semaines s’écoulèrent, pour nous dans une inquiétude croissante, pour lui dans une résignation vaillante et joyeuse. Médecins, chirurgiens, infirmiers, religieuses, furent gagnés par tant de simplicité unie à tant de courage. Et ceux d’entre eux qui avaient parfois songé à ce que pouvait être un missionnaire, se disaient qu’ils en avaient un modèle sous les yeux. « Il vous représentait bien, vous, les missionnaires étrangers », disait un médecin à un de nos confrères. Celui qui parlait ainsi voulait faire l’éloge de M. Delmas, il faisait aussi le nôtre.
Enfin il fut évident que le malade n’avait plus que quelques jours à vivre. Quand il sentit la mort approcher, il demanda l’extrême-onction que lui administra Mgr de Guébriant. Il répondit à toutes les prières. Et lorsque notre vénéré supérieur l’embrassa en lui disant :
« Vous voilà maintenant comme un partant . – Oui, Monseigneur, répondit-il avec un sourire, et c’est vous qui m’avez donné ma dernière destination, merci. » Le lendemain, 17 janvier, vers huit heures du matin, il reçut le Saint-Viatique. Un professeur du séminaire, M. Chabagno, ancien missionnaire du Japon, lui proposa l’indulgence plénière, ajoutant : « Vous savez quelle est la condition ? » Le mourant fit un signe affirmatif. « Eh bien ! Votre vie à Jésus. – C’est fait. » L’indulgence plénière donnée, M. Chabagno se pencha vers le mourant et lui dit : « Les aspirants m’ont prié de vous embrasser pour eux. – Dites-leur merci. »
Quelques instants après il entrait en agonie. A ce moment, Mgr de Guébriant lui rendit encore une fois visite ; notre cher assistant le reconnut et murmura : « Télégraphiez ... missions » Les missions... elles avaient été toute sa vie ; elles eurent sa dernière pensée et sa dernière parole. A 10 h. 45 du matin il expira.
Avec lui disparaissait le 28e successeur du premier supérieur du Séminaire, Vincent de Meur, le dernier de ceux-qui, depuis 258 ans, avaient porté le titre de Directeur et de Supérieur du Séminaire des Missions-Étrangères. C’est un passé qui ne fut point sans grandeur, et dont la connaissance intime, riche de plus d’un enseignement, peut servir à jalonner de nouvelles routes.
Les obsèques, présidées par Mgr de Guébriant, furent célébrées le 20 janvier. Des représentants de toutes les Sociétés de missionnaires, des Œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance, des Œuvres Apostoliques et des Partants ; des membres du Clergé de Paris, des religieux, des religieuses, des personnalités catholiques, des habituées de notre église vinrent unir leurs prières aux nôtres.
Des amis de province et de l’étranger nous ont écrit leurs regrets avec la sympathie et l’estime qu’ils professaient pour notre cher M. Delmas, dont le fidèle souvenir se perpétuera, nous rappelant les belles vertus du prêtre et du missionnaire : piété, courage, esprit de devoir, abnégation, abandon à la Volonté de Dieu, toutes pratiquées dans les petites comme dans les grandes circonstances de sa vie, depuis son départ pour les missions, malgré l’opposition de sa famille, l’aridité des débuts de son apostolat au Japon, jusqu’au changement de sa situation au Séminaire et dans la Société, et à sa maladie imprévue qui, de la plénitude de la force, le coucha en quelques semaines dans la tombe. Mais à ceux qui l’ont connu le mieux, il restera toujours le regret qu’il soit disparu avant d’avoir donné sa mesure, et rendu à notre Société, les actes des dernières années de sa vie en sont le témoignage certain, tous les services qu’elle en pouvait attendre.
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Références
[1874] DELMAS François (1866-1922)
Références bio-bibliographiques
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