Sommaire
Naissance de l’Église coréenne, avant l’arrivée des MEP
Les MEP en Corée jusqu’au traité de 1886
Pour comprendre le contexte dans lequel interviennent les MEP en Corée au XIX ème siècle, il est nécessaire de revenir sur la naissance de l’Église catholique dans ce pays. Dans la seconde moitié du XVIII ème siècle, la Corée est un royaume vassal de la Chine. Chaque année, une ambassade coréenne officielle doit se rendre à Pékin pour payer le tribut à l’Empereur de Chine et recevoir de ses mains le calendrier chinois. Peu contraignante, cette situation est bien acceptée par le royaume de Corée, qui peut jouir de la protection de la Chine contre une éventuelle agression du Japon, voisin beaucoup plus craint.
Cette ambassade annuelle à Pékin est l’occasion d’échanges culturels. A Pékin vivent en effet des missionnaires, présents à la cour impériale depuis deux siècles. Ceux-ci viennent en Chine avec des objets étranges, comme des horloges, des télescopes, des jumelles, des mappemondes … et puis aussi avec des livres de mathématiques, de philosophie et de religion. Le jésuite Matteo Ricci (1552-1610) a écrit en chinois un livre très renommé auprès des lettrés chinois : Le discours véridique sur Dieu. Dès la seconde partie du XVII ème siècle, des lettrés coréens évoquent déjà ce livre de Ricci, faisant des comparaisons entre, d’une part « la religion du grand occident » (c’est à dire le catholicisme), et d’autre part le bouddhisme et le confucianisme. Dans la seconde moitié du XVIII ème siècle, certains lettrés commencent à étudier sérieusement le contenu de ce livre en particulier, ainsi que d’autres livres sur le catholicisme.
La société coréenne, très hiérarchisée, est alors dominée par ce qu’on appelle le néoconfucianisme, une doctrine assez conformiste où le rite, en particulier funéraire, tient une place importante. La piété filiale constitue la principale expression du respect dû aux anciens. Le bouddhisme est banni des villes et les moines bouddhistes vivent plutôt dans les campagnes et la montagne, où l’on trouve la plupart des temples. La population vit dans une grande précarité et dans l’insécurité.
En 1777, un lettré célèbre, nommé Kwon Cheol-shin, se retire avec quelques compagnons, dont Yi Byeok, dans une pagode isolée dans la montagne Cheonjinam pour étudier et mettre en pratique le livre de Matteo Ricci. Par la suite, Yi Byeok, désireux de connaître davantage le catholicisme, réfléchit au moyen de se procurer d’autres livres chrétiens en Chine. En 1783, il charge l’ambassadeur coréen I Seunghun de se rendre à l’église catholique de Pékin afin d’obtenir des prêtres étrangers le formulaire du credo et de recevoir le baptême. La délégation demeure à Pékin quarante jours. I Seunghun rend visite à l’église du Nord où il rencontre les Jésuites français qui lui enseignent le catéchisme. Il reçoit le baptême des mains du Père Grammont, au début de l’année 1784, et reçoit le nom de Pierre. Après seulement un mois de formation, il n’a cependant qu’une connaissance sommaire de la foi chrétienne.
I Seunghun retourne en Corée au printemps de l’année 1784 avec des livres chrétiens en chinois (un commentaire des Évangiles, une explication des sept Sacrements, la vie des Saints et des livres de prières) et des objets de dévotion. C’est ainsi que l’on retient 1784 comme l’année de naissance de l’Église coréenne. Yi Byeok, qui reçoit le baptême des mains de I Seunghun et le nom de Jean-Baptiste, devient après cela le premier prédicateur de la foi chrétienne en Corée.
A cette époque, les lettrés coréens n’utilisent que l’écriture chinoise. Il n’existe pas de livres écrits en coréen. Mais certains livres sur le christianisme sont traduits en coréen ; cela explique peut-être que le christianisme se répande rapidement de la capitale à la province, dans toutes les couches de la société. Ce nouvel équilibre social provoque une réaction du pouvoir dès 1785. Certains catholiques sont arrêtés à Myongdong, dans la maison de Thomas Kim, un lieu où se rencontraient les premiers chrétiens de Seoul. C’est d’ailleurs à cet endroit que sera construite plus tard la cathédrale de Myongdong. Thomas Kim est torturé et meurt quelques temps après des suites des mauvais traitements reçus. Cette affaire fait grand bruit et les chrétiens doivent se disperser. Peu après, I Seunghun subit des pressions et Yi Byeok est emprisonné par sa famille avant de mourir l’année suivante, en 1786. Les persécutions successives, loin d’arrêter l’expansion du christianisme, sont au contraire l’occasion de sa diffusion dans des régions où il n’est pas encore présent, par l’intermédiaire des fuyards qui s’y réfugient.
Au bout de deux ans, la nouvelle religion compte 2 000 membres à travers le pays. Les chrétiens ressentent le besoin de s’organiser. Kwon Il-shin, baptisé en même temps que Yi Byeok, est élu évêque de la communauté chrétienne. I Seunghun et d’autres fidèles sont élus prêtres et reproduisent ce qu’I Seunghun avait vu à Pékin et ce que les livres décrivaient. Peu à peu, naissent des doutes dans cette communauté totalement coupée du reste de la chrétienté. Comment procéder, spécialement en ce qui concerne la célébration de la messe et l’administration des sacrements ? Les membres de la communauté chrétienne décident alors de suspendre cette expérience et de demander conseil à l’évêque de Pékin. Ils préparent une lettre, remise à un néophyte déguisé en commerçant.
En 1789, ce dernier pénètre en Chine avec l’ambassade annuelle et remet la lettre à l’évêque, Mgr de Gouvéa, lazariste, impressionné de découvrir cette nouvelle communauté coréenne catholique qui s’est constituée sans l’aide des missionnaires. Il demande que l’expérience soit temporairement suspendue, mais adresse aux chrétiens coréens ses encouragements.
En 1790, Paul Yun Lou retourne à Pékin avec une lettre écrite par I Seunghun. L’évêque promet alors d’envoyer un prêtre en Corée. De 1791 à 1793, la persécution contre les chrétiens reprend. Le culte des ancêtres que les catholiques refusent de pratiquer est le prétexte de la persécution dont Paul Yun Lou est l’une des victimes. Ces nouvelles persécutions sont cependant motivées par des rivalités politiques : la plupart des lettrés catholiques appartiennent au parti au pouvoir. Pour sauver leurs positions, les responsables du parti sont contraints de se débarrasser d’un certain nombre de lettrés catholiques qui sont alors exécutés. De plus, le christianisme est perçu comme révolutionnaire dans cette société néo-confucéenne, figée. Il brise le fossé social et culturel existant entre l’élite et le peuple. En 1793, les catholiques sont autour de 4000. Désormais, l’enjeu est de faire entrer en Corée un prêtre chinois, ce qui est loin d’être simple tant sont stricts les contrôles aux frontières. Pour la première fois, le 23 décembre 1794, un prêtre chinois, le P. Jacques Chu Mun-mo, pénètre en Corée, où il vivra jusqu’au 28 avril 1801. En proie à une nouvelle persécution, il se rend de lui-même à la police, en espérant que sa détention et son sacrifice puissent contribuer à faire cesser la persécution contre les chrétiens.
En 1801, un jeune nommé Hwang Sa-Yeong écrit sur soie une lettre adressée à Mgr de Gouvéa, relatant la persécution au cours de laquelle le P. Jacques Chu a trouvé la mort. A travers l’évêque, c’est aussi au Pape que cette lettre s’adresse afin de demander l’envoi de missionnaires pour rassembler les communautés chrétiennes dispersées par la persécution. Les Coréens catholiques multiplient les envois de lettres ; Mgr de Gouvea meurt en 1808. A Rome, les bouleversements liés à la période révolutionnaire puis la captivité du pape Pie VII à Fontainebleau rendent difficile la recherche de moyens humains et financiers afin de monter une mission d’une telle complexité. De plus, les congrégations religieuses présentes en Asie ne concentrent plus qu’une poignée d’hommes dispersés en Inde, en Chine ou au Vietnam. Il faut donc attendre 1831 pour que le pape érige enfin l’Église de Corée en vicariat apostolique, confié aux bons soins des prêtres de la Société des Missions Étrangères de Paris.
C’est dans ce contexte particulièrement difficile que l’Église de Corée est confiée aux Missions Étrangères, qui n’ont alors que peu de missionnaires et font appel à des volontaires internes pour entreprendre cette mission. Le premier à répondre favorablement est Mgr Bruguière, alors coadjuteur du vicaire apostolique du Siam. Il sera le premier vicaire apostolique de Corée, bien qu’il ne put jamais atteindre son siège. Pour l’accompagner dans cette entreprise, il recrute d’autres volontaires, les PP. Jacques Chastan, Pierre Maubant et Laurent Imbert. Mais, comment pénétrer en Corée ? Depuis le XIVème siècle, le pouvoir applique une politique isolationniste suite à après une période marquées par plusieurs invasions japonaises par le sud et mandchoues par le nord. Au XVIIIème puis au XIXème siècles, le pays, placé sous la protection de la Chine des Qing, cherche à maintenir farouchement son indépendance vis-à-vis de toute influence étrangère. L’arrivée d’étrangers est donc perçue comme une menace pour sa stabilité.
Dès qu’il apprend sa nomination, Mgr Barthélémy Bruguière se met en route. Il rejoint la Chine par bateau et traverse clandestinement toute l’empire pour se rendre à la frontière de la Corée. Il meurt finalement d’épuisement en Mandchourie, près de la frontière où l’attend le P. Maubant. Ce dernier part immédiatement à la rencontre d’émissaires coréens. Le 12 janvier 1836, il traverse le fleuve Yalu, gelé et parvient à traverser la frontière. Sans véritable expérience missionnaire, le P. Maubant se retrouve à la tête d’une mission extrêmement difficile.
J’ai recommandé ou fait recommander aux plus capables de chaque village de réunir les chrétiens le saint jour du dimanche et de fête pour prier en commun et entendre la lecture qu’il leur ferait dans le catéchisme, ou l’Évangile et la Vie des Saints. Il doit toujours lire au moins un article du catéchisme et l’exposer comme il le comprend lui-même. Le tout autant et selon que la sécurité le permet[1].
[1] Pierre Maubant, lettre de 1837, cité in F. FAUCONNET-BUZELIN, Lumière sur la Corée, p.28
Sur place, sur les conseils de laïcs coréens, le P. Pierre Maubant recrute trois jeunes gens en vue d’en faire des prêtres : André Kim, qui deviendra le premier prêtre coréen, François-Xavier Choi et Thomas Choi, tous trois envoyés se former à Macao. En janvier 1837, arrive à la frontière coréenne le P. Jacques Chastan, rejoint le 31 décembre par Mgr Laurent Imbert, nouveau vicaire apostolique de Corée, sacré avant son départ. C’est un homme d’expérience qui a passé dix ans au Sichuan. En Corée, le P. Chastan tente d’organiser la pratique des communautés chrétiennes et de former des catéchistes. Pour se déplacer sans éveiller la curiosité des autorités, les missionnaires français dissimulent leurs traits occidentaux grâce à l’habit de deuil, dont le voile blanc recouvre le visage.
Les missionnaires rédigent des prières en coréen et, surtout, traduisent de nombreux textes religieux, comme support à leur action missionnaire. Par peur des persécutions, la communauté des fidèles doit pratiquer sa foi en secret. Dans l’ensemble, cette communauté vit dans un grand dénuement, dans des villages reclus où la misère sévit. A cause des persécutions, beaucoup se cachent dans les montagnes et les lieux isolés, loin de tout regard, et souvent en des lieux situés à la limite de deux provinces afin de pouvoir s’échapper plus facilement.
Malgré tout, le travail des missionnaires se poursuit inlassablement et la communauté continue à grandir. Il semble même qu’elle triple en trois ans, passant de 3000 « fidèles » en 1835 à 9 000 en 1838. Néanmoins, de nouvelles persécutions contre les chrétiens viennent rapidement assombrir la situation. Les arrestations sont souvent suivies d’interrogatoires difficiles, la plupart du temps accompagnés de tortures. Par peur, certains chrétiens apostasient. Les conditions de détention sont inhumaines. En mai 1839 ont lieu les premières exécutions. Des familles entières, liées aux principaux catéchistes, y périssent. Au mois de juin, l’arrestation des trois chefs de la chrétienté coréenne, Paul Chong, Charles Cho et Augustin Yu, amène les missionnaires à se poser de graves questions : se livrer soi-même n’éviterait-il pas l’anéantissement de toute
la chrétienté ? Le 10 août 1839, suite aux dénonciations d’un apostat, Mgr Laurent Imbert est arrêté à son tour. Il demande alors à ses deux confrères de se livrer afin d’épargner les chrétiens coréens. Les PP. Maubant et Chastan s’étant rendus, les trois missionnaires sont décapités ensemble sur la place publique de Saenamto, le 21 septembre 1839. Les trois laïcs responsables de la communauté chrétienne les suivront dans la mort quelques jours plus tard.
La communauté chrétienne coréenne se retrouve à nouveau sans prêtres. Elle est désorganisée et dispersée. En janvier 1845, le P. Jean Ferréol, qui se trouve alors en Chine bien que nommé vicaire apostolique de Corée en 1843, est informé de l’impossibilité de passer la frontière tant les contrôles ont été renforcé depuis la dernière infiltration des MEP en Corée. Il charge le séminariste André Kim d’aller visiter les chrétiens de Corée et de se renseigner sur les possibilités d’établir une liaison maritime depuis la Chine. Le 17 août 1845, André Kim est ordonné prêtre près de Shanghai par Mgr Ferréol. Tous deux se lancent dans la traversée de la mer de Chine et accostent en Corée en octobre 1845, accompagnés du P. Daveluy. Un an plus tard, le P. André Kim est arrêté et exécuté le 16 septembre 1846.
Cette mort est à placer dans le contexte d’une présence grandissante des puissances occidentales en Asie et par l’expédition française d’août 1846 en Corée. Au cours de son expédition vers la côte coréenne, le vice-amiral Cécille, commandant de la flotte française d’Extrême-Orient, transmet aux autorités coréennes une lettre menaçante dans laquelle la France exige des explications quant au meurtre des trois missionnaires en 1839 et exigeant de la Corée d’extrader à Pékin ses futurs éventuels prisonniers français.
En 1846, Mgr Ferréol, assisté par le P. Daveluy, doit renouer le contact avec les chrétiens dispersés en Corée. En 1850, le P. Thomas Choi, second prêtre coréen, franchit à son tour la frontière pour lui venir en aide. Deux ans plus tard, le P. Joseph Maistre, missionnaire ayant tenté de pénétrer dans le pays depuis dix ans, parvient enfin à entrer. Il remplace provisoirement le P. Jean Ferréol à la tête du vicariat apostolique, ce dernier étant mort d’épuisement en 1853. Le P. Siméon Berneux, désigné comme successeur par Mgr Ferréol arrive à Séoul en 1856 en compagnie des
PP. Charles Pourthié et Alexandre Petitnicolas et se consacre à la formation d’un clergé coréen. Le P. Pourthié [2] prépare quant à lui un dictionnaire latin-coréen- chinois. En parallèle, le 25 mars 1857, la première ordination épiscopale de Corée a lieu à Séoul. Mgr Berneux choisit le P. Daveluy comme coadjuteur afin d’assurer une succession en cas d’arrestation, d’expulsion ou de condamnation à mort. Cette date marque également l’ouverture du premier synode coréen, qui dure trois jours. Est alors décidée la création d’un séminaire permanent et stable installé dans la province de Gangwon. La direction du séminaire est confiée au P. Charles Pourthié, assisté plus tard par le P. Alexandre Petitnicolas. En 1861, la mission compte 18 000 baptisés.
[2] Cf. fonds Pourthié aux archives IRFA.
Cette période de calme relatif est interrompue par la Seconde guerre de l’opium en 1856, guerre à laquelle la France participe. Conscient de la présence d’Occidentaux dans le pays, le pouvoir renforce la surveillance. A la mort du roi Ch’ol-Chong en 1864, la dégradation de la situation sociale et politique du pays s’accélère. Sans héritier suffisamment âgé pour reprendre les rênes du pouvoir, la reine douairière Cho désigne le jeune prince Myong-Pok comme successeur et rappelle au pouvoir le parti conservateur, responsable des persécutions de 1839. En juin 1865, dans ce contexte tendu, arrivent quatre nouveaux missionnaires, les PP. Just Ranfer de Bretenières, Louis Beaulieu, Pierre Dorie et Luc Huin. Ils sont alors douze prêtres à se partager une importante charge de travail, dans la mesure où les conversions commencent à toucher de nouvelles provinces. Cependant, la tension monte à nouveau. En Corée, toutes les grandes persécutions contre les chrétiens ont pris place en des périodes de transition du pouvoir. Cette dernière ne fera pas exception.
Le père du jeune roi, président du conseil de régence, reçoit en 1864 de Russie une lettre exigeant des avantages commerciaux similaires à ceux dont jouissent les Japonais. Réticent, il demande à Mgr Siméon Berneux d’intervenir dans ces négociations, en lui promettant la liberté de l’Église s’il le tire de cette situation par une hypothétique alliance avec d’autres puissances. L’évêque refuse de se laisser happer par la politique. Il garantit toutefois la fidélité des chrétiens coréens au souverain. Si les conséquences de ce refus de Mgr Berneux ne sont pas immédiates, le gouvernement sait exactement où se trouve l’évêque ainsi que sa communauté. En 1866, des chrétiens sont arrêtés par les autorités et deux d’entre eux sont même exécutés. Il ne s’agit là que de conflits isolés, jusqu’à ce que l’apparition d’un navire de guerre russe près du port de Wonsan change la donne. Son commandant exige la liberté de commerce et revendique pour les marchands russes le droit de s’établir en Corée. Des déplacements de troupes russes se produisent à la frontière nord du pays. Souhaitant venir en aide à la cour et voyant d’un bon œil les propositions faites à Mgr Berneux en 1864, trois chrétiens envoient une lettre au conseil de régence proposant de conclure une alliance avec la France et l’Angleterre. Le conseil accepte le dialogue. Mgr Berneux et le P. Daveluy jouent également le jeu. Jean-Baptiste Nam, professeur de coréen de plusieurs missionnaires et chambellan du roi, apporte la nouvelle à son souverain. Cependant, à son arrivée, le navire russe est déjà parti.
Au même moment, les exactions contre les chrétiens se multiplient en Chine, pays qui subit les conséquences des traités inégaux signés avec les puissances occidentales. Aux yeux des autorités coréennes, il apparaît évident que cette conjoncture défavorable se traduise par une nouvelle fermeture du pays et se conjugue avec l’élimination de la présence étrangère dans le royaume. Les anciennes lois de 1839 ayant favorisé les persécutions sont de nouveau appliquées. En février 1866, Mgr Berneux est arrêté et incarcéré dans le quartier des condamnés à mort, tout comme des chrétiens coréens, ; il rejoint les PP. Just Ranfer de Bretenières, Louis Beaulieu et Pierre Dorie, puis les PP. Pourthié, Petitnicolas, Daveluy, Huin et Aumaître. Seuls trois missionnaires sur onze échappent à la mort et parviennent à fuir en Mandchourie, les PP. Féron, Calais et Ridel. Le P. Adolphe Calais installe un camp de réfugiés chrétiens à la frontière septentrionale. La mission coréenne est à nouveau au point mort.
En 1866, en réaction à ces massacres, les Français envoient une expédition punitive en Corée. Le contre-amiral Roze, à la tête de sept bâtiments, exige au nom de la France réparation pour le meurtre de ses ressortissants, fait bombarder Séoul et cause d’importants dégâts. Les troupes françaises en profitent pour piller des centaines de manuscrits royaux dans la bibliothèque impériale, avant de battre en retraite, ayant sous-estimé les forces coréennes. Cela se traduit malheureusement par de nouvelles représailles contre les chrétiens coréens. Les persécutions culminent en 1866 et se poursuivent avec rage jusqu’en 1868. En 1870, la régence peut faire élever à Pyongyang une stèle en chinois proclamant que « la secte perverse des Chrétiens est anéantie ».
La Corée est toujours fermée à ses apôtres, qui travaillent sur la frontière et dans quelques chrétientés que leur a cédées provisoirement Mgr Verrolles, en Mandchourie. Là, ils attendent l’occasion favorable de rentrer dans leur chère mission. (…) Songer à un retour, à un établissement, même dans le plus grand secret, paraît être chose irréalisable en ce moment. La seule espérance de nos confrères est dans la Providence, qui ne saurait laisser périr une mission si intéressante, et lui ménagera bien certainement, dans un avenir plus ou moins prochain, l’occasion de se relever de ses ruines[3].
[3] AMEP, Rapport annuel de la mission de Corée, 1872, p. 1.
Les persécutions se poursuivent de manière sporadique jusqu’en 1885. Pour cette raison et malgré l’ouverture d’une base d’attente à Yokohama en 1877, l’accès au vicariat apostolique devient extrêmement compliqué. En 1876, deux jeunes missionnaires parviennent cependant à entrer clandestinement. Mgr Félix Ridel, nommé vicaire apostolique de Corée, parvient lui-même à entrer 1877.
L’affaiblissement de la Chine, royaume suzerain de la Corée, puis l’appel au dialogue et la pression des puissances étrangères pour que la Corée s’ouvre au commerce extérieur ont finalement raison des réticences coréennes. Le 12 juin 1881, un édit royal annonce la fin des persécutions, édit précurseur de la proclamation de la liberté religieuse en 1884. Les missionnaires décomptent alors 12 000 chrétiens, quand il y en avait 20 000 recensés avant les persécutions. Un certain nombre d’accords d’amitié sont conclus avec des pays comme le Japon, les États-Unis (1882), l’Angleterre (1883). Le traité franco-coréen de 1886 est le seul qui comporte une clause sur la liberté religieuse, puisque l’article IV stipule que « les Français résidant en Corée pourraient professer leur religion ». Il garantit aussi l’extraterritorialité des missionnaires français sur le sol coréen.
Ces hommes d’Église [prêtres MEP], on ne se lassera jamais de le rappeler, furent les seuls Occidentaux du XIX e siècle à résider en Corée avant l’« ouverture » du pays. C’est donc à eux que l’on doit les observations les plus fines et les plus poussées de la Péninsule à cette époque. Il n’en reste pas moins qu’on peut estimer excessive cette focalisation sur l’histoire du catholicisme coréen. Il est certain que les historiens ont été frappés par la virulence du sentiment antichrétien. La réponse gouvernementale coréenne fut, de ce point de vue, disproportionnée face à la « menace » représentée par les missionnaires et les convertis, dont le nombre n’excéda jamais 23 000 avant les années 1860. Pourtant, en l’état actuel de la recherche universitaire, rien n’est venu prouver que les missionnaires et les nouveaux adeptes aient été les victimes des mesures de répression systématiques. Rares et limitées dans le temps, les grandes campagnes déclenchées contre eux seraient plutôt à comprendre comme un instrument de pouvoir aux mains des factions ou des familles dirigeantes, soucieuses de prouver leur orthodoxie – au sens confucéen du terme – et, par conséquent, leur légitimité devant leurs rivaux[4].
Pierre-Emmanuel Roux
[4] « Les premiers contacts franco-coréens au XIXe siècle : un sujet toujours d’actualité » in Korea Analysis, En direct de Corée, n°10, Asia Centre, mai 2016, p.12.
Les missionnaires, en position confortable, se consacrent alors pleinement à la création de paroisses et organisent la vie des communautés catholiques. Cependant, soumis aux traitements aléatoires des administrateurs provinciaux, bien des catholiques, encore victimes d’exactions arbitraires, se cachent dans les recoins les plus inaccessibles de la montagne coréenne. En 1901, l’île de Cheju connaît de sanglantes émeutes suite à l’arrivée des missionnaires, qui provoquent la mort de plusieurs centaines de coréens.
Le Japon est le voisin le plus intéressé par l’ouverture du pays. S’étant lui-même progressivement ouvert au monde extérieur depuis la restauration impériale de Meiji en 1868, son insularité le pousse à convoiter la péninsule coréenne comme potentiel ancrage sur le continent asiatique. L’empire du soleil levant a entamé une période d’expansion coloniale marquée par la guerre sino-japonaise de 1894-1895 et le traité de Shimonoseki lui octroyant le contrôle de l’île de Taïwan. Même si la Corée, qui payait toujours un tribut à la Chine, est déclarée indépendante conformément à l’article premier de ce traité, la péninsule est gagnée par l’influence japonaise. Le 17 novembre 1905 est signé à Séoul un traité plaçant la Corée sous la protection du Japon. Cinq ans plus tard, le 29 août 1910, celle-ci devient une colonie japonaise à part entière.
En conséquence, l’Église de Corée doit s’adapter à un nouveau contexte. En 1886, les missionnaires ouvrent une imprimerie à Seoul. L’année suivante, ils commencent les travaux pour y construire la cathédrale de Myongdong. En 1888, ils font appel aux Sœurs de Saint Paul de Chartres pour les épauler dans l’œuvre missionnaire. En 1900, le nombre de catholiques s’élève à 42 000, les missionnaires sont 39 en activité et comptent dans leurs rang 11 prêtres coréens. La solution adoptée à cette époque pour la formation d’un clergé local est d’envoyer les futurs prêtres au Collège général de Penang en Malaisie, tenu par les MEP.
C’est également à cette époque qu’arrivent en Corée les Églises protestantes. Partis des États-Unis, les missionnaires protestants arrivent en nombre et connaissent un grand succès dans les villes. A la différence des catholiques engagés dans un travail essentiellement pastoral, ils investissent beaucoup dans l’enseignement avec la création d’écoles, d’universités, et même d’universités réservées aux femmes. Ils construisent également des hôpitaux.
Par ailleurs, l’arrivée de Mgr Gustave Mutel en 1890 va marquer l’Église coréenne. Son gouvernement et sa personnalité sont l’occasion pour les missionnaires de renforcer leur action sur la péninsule. Entre 1890 et 1933, il ordonne lui-même 64 prêtres coréens, il ouvre un séminaire à Séoul, fonde de nouveaux postes et visite toutes les communautés catholiques de Corée. Par l’intermédiaire d’un système de bulletin mensuel, il tient informés les missionnaires des événements qui touchent l’ensemble de l’Église et la communauté internationale. Son voyage en Europe pour chercher de l’aide dans l’entreprise missionnaire lui permet d’obtenir un accord avec les bénédictins missionnaires allemands de Saint-Ottilien, qui s’installent à Wonsan en 1909. En 1911, il fonde un second vicariat apostolique à Daegu, confié à Mgr Florian Demange des MEP.
Au point de vue du territoire, du nombre des chrétiens et de l’importance des chrétientés, le vicariat de Taikou [Daegu] représente le tiers de la mission de Corée : soit environ 26.000 chrétiens, 18 districts et 390 stations. Si l’on excepte la partie méridionale du Tjyen-La-To [Tjyenlato] et le nord de la côte du Kyeng-Syang-To [Gyeongsan], la foi a été prêchée partout, en ce sens que des chrétientés existent sur tout le territoire[5].
[5] AMEP, rapport de la mission de Corée, 1911, p.1.
La Première guerre mondiale marque une interruption de l’activité missionnaire sur la péninsule coréenne. De nombreux missionnaires sont mobilisés et certains disparaissent durant le conflit. A l’issue de la guerre, Mgr Mutel confie un certain nombre de territoires à d’autres ordres. Ainsi Chungcheong est confié aux Pères de Saint-Colomban, Pyongyang à ceux de Maryknoll. En 1933, Mgr Adrien Larribeau succède à Mgr Mutel, et en 1938, c’est au tour de M gr Demange de laisser sa place à Mgr Germain Mousset. Occupée par le Japon pendant la Seconde guerre mondiale, la Corée participe elle-aussi au conflit en tant que province japonaise. En 1942, Mgr Larribeau choisit comme successeur Mgr Paul Roh, le premier évêque coréen, ce qui provoque l’ire des Japonais, qui poussent M gr Mousset à la démission et le font remplacer par un évêque japonais.
En 1945, la capitulation du Japon met fin à 40 ans d’occupation, mais coupe la Corée en deux parties rivales placées sous l’influence des Russes au Nord et des Américains au Sud. Le 15 août 1948, la coupure est institutionnalisée par la proclamation de la République de Corée à Séoul et de la République populaire démocratique à Pyongyang. En 1950, la Corée du Nord attaque la Corée du Sud et l’envahit presque entièrement en trois mois. Les troupes de l’ONU repoussent les Nord-Coréens jusqu’à la frontière de la Chine qui intervient alors dans le conflit : la guerre de Corée impliquera 5 millions de soldats de 16 pays différents et fera 2 millions de morts.
L’Église a payé un lourd tribut à cette guerre. Au Nord, elle a été pratiquement anéantie. Il reste quelques milliers de catholiques isolés, mais il n’y a plus ni évêque, ni prêtre, ni religieux ou religieuse. Pour l’ensemble du pays, l’attaque communiste de 1950 a fait cent cinquante victimes dans les rangs du personnel ecclésiastique, dont une majorité d’allemands et de coréens et quinze français parmi lesquels on compte douze prêtres des Missions Étrangères. Sept d’entre eux seront emprisonnés puis abattus à Taejon ou dans les environs, les 23 et 24 septembre, lors du reflux de l’armée rouge : les PP. Jean Colin, Philippe Perrin, Marius Cordesse, Pierre Leleu, Robert Richard, Joseph Molimard et Jean Polly. Six autres seront déportés vers le Nord avec d’autres religieux et diplomates français et américains dont le Délégué Apostolique, M gr Byrne. Cinq d’entre eux mourront d’épuisement au cours de cette « marche à la mort » : les PP. Marie-Paul Villemot, Antoine et Julien Gombert, Joseph Cadars (tous âgés de plus de 70 ans) et Joseph Bulteau. L’unique rescapé, le P. Célestin Coyos, sera libéré en 1956.
A l’issue de la guerre, l’aide internationale afflue. Les paroisses catholiques et protestantes sont souvent utilisées pour transmettre de l’aide aux gens qui sont dans le besoin dans les quartiers les plus reculés, jouant ainsi un rôle de proximité.
Les Missions étrangères en Corée entrent aussi dans une nouvelle ère. Un groupe de jeunes missionnaire MEP vient prendre la relève. A Daegu, un prêtre coréen assure l’intérim en 1946 après le départ de l’évêque japonais ; puis des évêques coréens lui succèderont. Le siège de Daejeon sera lui aussi transféré par Mgr Larribeau à un évêque coréen en 1963. Le nouveau diocèse de Andong-si, créé en 1969, est confié à Mgr René Dupont, des MEP, jusqu’à sa démission en 1990 pour laisser la place à un évêque coréen. Désormais, le rôle des Pères MEP change, en mettant au service de cette Église leurs compétences humaines, intellectuelles et pastorales. Beaucoup deviennent curés de paroisse, d’autres travaillent à la formation du clergé coréen dans les séminaires. La figure centrale de l’Église coréenne à cette époque est le cardinal Gim Su-hwan, archevêque de Seoul de 1968 à 1998. Celui-ci dénonce publiquement les abus du régime, alors que le pouvoir cherche à diviser l’Église. Le grand mouvement de conversion au catholicisme qui se développe dans les années suivantes n’est pas étranger à ces initiatives. En 1979, alors que l’élection du président Park est contestée, Mgr Dupont risque l’expulsion pour avoir pris la défense d’un paysan catholique. En 1984, l’Église de Corée fête son deuxième centenaire, marqué par la canonisation de 103 martyrs du XIXème siècle, par le pape Jean-Paul II. En 2014, lors d’une visite à Séoul, le pape François béatifie 123 autres martyrs.
Il y a pourtant bien plus à retirer de ces péripéties religieuses que de pieux récits hagiographiques. L’historien et le sociologue peuvent y trouver un bel exemple de rencontre entre deux civilisations qui ne se connaissent guère et, ce faisant, interroger un concept plus que jamais d’actualité, celui du « choc des cultures ». C’est ce qui amène notamment certains chercheurs à revisiter aujourd’hui la nature du discours antichrétien et les modes d’apprentissage de la langue coréenne, sans oublier la réalisation des premiers dictionnaires français-coréen (ou coréen-français) utilisés par les missionnaires du XIX e siècle[7].
Pierre-Emmanuel Roux
[7]« Les premiers contacts franco-coréens au XIXe siècle : un sujet toujours d’actualité » in Korea Analysis, En direct de Corée, n°10, Asia Centre, mai 2016, p.12
Auteur de la notice : équipe IRFA, novembre 2021