Le P. Jacques Dournes, missionnaire MEP sur les Hauts-Plateaux vietnamiens de 1947 à 1968, s’est inscrit dans la longue tradition ethnographique pratiquée par ses prédécesseurs, mais l’a poussée beaucoup plus loin en développant de véritables études scientifiques. Passionné par la culture de cette ethnie Jörai à laquelle il a consacré sa vie, il a exercé ses talents de dessinateur, de photographe, d’écrivain, à décrire cette culture.
Article de Marie-Alpais Dumoulin, directrice de l’IRFA, paru dans la Revue MEP de juin 2022.
Très vite après son arrivée dans la région de Kontum, le P. Dournes réalise que les Jörai ne peuvent être compris sans connaissance de leur interaction avec leur milieu naturel, ces forêts des Hauts-Plateaux. Il a donc développé tout un propos sur « l’écologie Jörai » en étudiant cette relation de l’homme à la nature, du groupe humain à son environnement. Il définit d’ailleurs lui-même l’écologie comme « l’étude d’un milieu et des relations des êtres à ce milieu qui est le leur » et décrit ainsi sa démarche :
« Il s’agira de reconnaître cette science que les Jörai ont de leur rapport à l’environnement, naturel et culturel : sol, flore, faune et aussi voisinage humain. Ce qu’ils pensent de ces relations et comment ils les jouent, voilà ce qui constitue l’écologie des Jörai, vue à travers leurs propres catégories ».
Comme tous les missionnaires, le P. Dournes a cet avantage sur les ethnologues « universitaires » qu’il ne fait pas de courtes missions d’étude, mais qu’il vit avec une population pour une donnée indéterminée et en devient ainsi un membre à part entière, presque dépouillé de sa culture d’origine pour devenir Jörai parmi les Jörai. Dès 1949, il écrit d’ailleurs, après quelques jours passés avec des Français à Saïgon : « Je me sens entreposé et mal à l’aise chez mes frères de race où je suis un étranger plus que dans mon peuple là-haut ».
De la botanique à l’anthropologie, via l’ethnobotanique
L’homme en interdépendance du vivant
Le jeune missionnaire Dournes est âgé de 25 ans quand il arrive dans son premier poste, le village de Kala (près de Di Linh/Djiring, lieu du village lépreux de MgrCassaigne) auprès des populations Srê. Il y développe, étape par étape, ce qu’il appellera par la suite sa « méthodologie d’ethnobotanisation ». Les premières années sont dédiées à l’apprentissage oral et aux relevés à la main. Les enfants, élèves de la petite école et scouts de la troupe qu’il a créées, sont les meilleurs vecteurs de connaissance, comme il le relève dans son journal de 1949 :
« Nous partons en promenade, de rizière en colline et de colline en rizière, pour herboriser. Les enfants, heureux de cette liberté qui nous pousse de ci de là, se montrent précieux pour déceler une quantité de fleurs, que nous ramenons dans des hottes. A la maison, ces fleurs seront dessinées, puis soit plantées dans le jardin botanique, soit séchées pour être expédiées à l’Institut de recherche de Saïgon ».
Afin d’être en capacité de nommer et de classifier ces végétaux qui l’entourent, Dournes collabore en effet avec l’Institut de recherches agronomiques et pastorales, une division de l’administration coloniale à qui il envoie régulièrement des échantillons, qui sont ensuite « déterminés » par les spécialistes de l’Institut, selon le terme consacré : en face de chaque plante désignée par Dournes avec le vocabulaire local de Kala, les botanistes notent le nom scientifique et la famille de l’espèce en question. Grâce à ces nombreux échanges, le P. Dournes devient très ami avec Maurice Schmit, botaniste de cet Institut, qui lui rend ce bel hommage en 1965 :
« Ce que j’aime en toi, c’est un respect presqu’égal pour les plantes et pour les hommes, j’entends du moins pour les plantes qui sont sous le regard des hommes, [à la différence des botanistes qui veulent seulement] pouvoir mettre un nom latin à côté d’un nom indigène, sans se préoccuper de la personnalité que la plante a acquise en raison de ses rapports avec les hommes ».