Jean-Claude MICHE1805 - 1873
- Status : Vicaire apostolique
- Identifier : 0423
- Bibliography : Consult the catalog
Identity
Birth
Death
Episcopal consecration
Missions
- Country :
- Malaysia - Singapore
- Mission area :
- 1836 - 1837 (Penang)
- Country :
- Thailand
- Mission area :
- 1837 - 1838
- Country :
- Cambodia
- Mission area :
- 1838 - 1840
- 1847 - 1864
- Country :
- Vietnam
- Mission area :
- 1840 - 1843 (Saigon)
- 1864 - 1873 (Saigon)
Biography
Notice biographique rédigée par Bernard Patary
Jean-Claude Miche
(1805-1873)
Un évêque des Missions étrangères en Indochine,aux prémices de la colonisation française.
Les sources biographiques
Comment connaissons-nous les circonstances de la vie de Mgr Miche ? Deux de ses confrères, missionnaires et historiens, les pères Adrien Launay et Louis-Eugène Louvet, lui ont consacré plusieurs chapitres, à la fin du XIXe siècle.
1-Plus récemment, entre les deux guerres mondiales, Le Foyer Vosgien, (Mgr Miche est originaire des Vosges), a publié une assez longue série darticles biographiques, sous la plume de son fondateur, l’abbé André Litaize. Des historiens contemporains le mentionnent, se cantonnant à son rôle dans les négociations qui aboutirent à l’établissement du protectorat français au Cambodge.
2- La source principale consiste en plusieurs centaines de ses lettres manuscrites, conservées dans les archives des MEP.
3- La plupart est adressées à ses confrères, quelques-unes à l’une de ses sœurs, à son frère Joseph-Victor, au supérieur du séminaire de Saint-Dié. De son vivant, les Annales de l’Oeuvre de la propagation de la foi en publient une dizaine, la majeure partie restant toutefois inédite.
4-Témoignage de première main sur la vie d’un missionnaire français au XIXe siècle, elles fournissent un riche matériau à l’histoire des missions catholiques dans une partie de l’Asie qui était alors mal connue par les Occidentaux. Elles touchent essentiellement à la vie des chrétiens au Vietnam, au Cambodge et au Laos, aux voyages et aux tribulations des missionnaires, notamment pendant une période d’emprisonnement au Vietnam, aux relations enfin, entre les royaumes locaux et les autorités françaises, aux prémices de la colonisation
1-Le prêtre Vosgien
1.1- Origines
Jean-Claude Miche naît à Bruyères (Vosges) le 9 août 1805. A cette date, la présence de sa famille est attestée dans la région depuis un siècle. Il est le cadet de nombreux enfants ; quatre sœurs et six frères, nés de deux mariages successifs. Sa famille compte des cultivateurs et des artisans, notamment des charpentiers, comme son arrière-grand-père et son père, ou des tailleurs de pierre, tels son grand-père et son grand-oncle. Les vocations religieuses, en revanche, y sont rares et proviennent exclusivement de la famille proche de Jean-Claude. Son frère Joseph-Victor est ordonné prêtre. Un autre de ses frères aînés, Jean-Baptiste, donna trois de ses six enfants à l’Eglise : son second fils, Jean-Baptiste, né en 1822, qui fut curé de la Chapelle-aux-Bois, (où il meurt en 1883) et deux de ses filles, Marie-Louise-Elisabeth et Julie-Scolastique, nées respectivement en 1826 et 1831, retirées au couvent des religieuses du Saint-Cœur de Marie, à Nancy. Ce phénomène est assez courant au XIXe siècle. Il existe en effet des familles de prêtres et de religieux, et des filiations sacerdotales d’oncle à neveux ont été fréquemment observées. Le cas de Jean-Claude Miche semble donc assez typique. Ses parents étaient-ils particulièrement dévots, voulurent-ils donner à deux de leurs fils les plus doués la chance de faire des études, le fait qu’il soit le cadet eut-il une quelconque importance ? C’est possible. Rappelons aussi que, sous le régime du Concordat, l’obtention d’une position ecclésiastique présentait quelque avantage matériel.
1-2 Environnement culturel et religieux
Jean-Claude Miche grandit pendant une période de renaissance du catholicisme, commencée après la chute du premier Empire. Ce réveil de la religiosité fut notamment obtenu par la rechristianisation des campagnes. De nombreuses congrégations enseignantes, masculines et féminines, sont alors fondées ou réformées. Les missions de l’intérieur connaissent un développement remarquable, comme l’attestent encore aujourd'hui, dans les villages ou aux carrefours, les croix de mission. C’est le temps des apparitions de la Vierge ; Catherine Labouré reçoit ses visions en 1830, déclenchant le fameux pèlerinage à la chapelle de la médaille miraculeuse, à Paris, rue du Bac. Les religieuses du Saint-Cœur de Marie qui, rappelons-le, recrutèrent deux des nièces de Jean-Claude Miche, sont directement issues de cette dévotion mariale. De grands pèlerinages régionaux jouissent d’une notoriété croissante ; dans les Dombes, le curé d'Ars, Jean-Marie Vianney, dont la prédication commence en 1830, l’année de l’ordination de Jean-Claude Miche, attire de plus en plus de visiteurs.
Les missions de l’extérieur sont, elles aussi, en plein essor. L’Eglise de France a tiré la leçon de la Révolution ; elle entend désormais opposer à l’universalité des droits de l’homme celle des droits de Dieu. En 1815, dix ans tout juste après la naissance de Jean-Claude Miche, le séminaire des Missions étrangères, fermé pendant la Révolution, rouvre ses portes, rue du Bac à Paris. Dans les paroisses, la vie des grands missionnaires est donnée en exemple aux fidèles, à l’instar du diocèse de Besançon, grand pourvoyeur de missionnaires où, sous l’impulsion des jésuites, le culte de Saint François-Xavier, missionnaire au Japon, se répand largement. A la sortie du grand séminaire, de plus en plus de jeunes prêtres quittent leurs diocèses pour devenir missionnaires, chez les jésuites, aux M.E.P. bien sûr, ou dans l’une des congrégations nouvellement fondées, maristes, oblats ou assomptionnistes, au grand dam des évêques locaux. Simultanément, des publications pieuses se répandent dans les foyers catholiques. On lit les lettres édifiantes des missionnaires, publiées à partir de 1808, par l’œuvre de la propagation de la foi, fondée en 1819 à Lyon par Pauline Jaricot et son frère Philéas, (qui entra par la suite aux Missions étrangères). Destinée à subvenir aux besoins des missions, cette fondation connaît très vite un immense succès. L’OPF édite une revue, les Annales de la propagation de la foi, dont le tirage frise les 200 000 exemplaires en 1860. On y découvre le récit des exploits des missionnaires, la description détaillée de leur martyre, la peinture des murs et des paysages des lointaines terres de mission. Les dons affluent : 313 000 francs en 1833, trois millions douze ans plus tard. Notons que, si le dixième de l’ensemble de ces dons, (souvent de petites sommes), provient de la région lyonnaise, l’Est occupe la deuxième place, devançant la Bretagne.
Comment la région des Vosges se comporte-t-elle en matière de religion, comparée au reste de la France ? La pratique y est majoritaire et ne se cantonne pas aux grandes fêtes carillonnées, contrairement au Bassin parisien, à la Bourgogne ou au nord du Massif central. Restées attachées à l’Eglise, les Vosges se situent entre deux régions où se recrutent de nombreux jeunes prêtres, le Nord et la Franche-Comté. Notons également qu’elles constituent en quelque sorte une marche catholique, aux confins de la Suisse et de l’Allemagne protestantes et du nord du Massif central, région de faible pratique, voire anticléricale. Cet environnement religieux, à la fois triomphaliste et sur la défensive a contribué, peut-être plus qu’un autre, à éveiller des vocations de missionnaires convaincus de la nécessité de défendre et de propager le catholicisme. Comme partout ailleurs à partir du XIXe siècle, l’origine sociale des prêtres y est essentiellement populaire : les fils des familles bourgeoises n’entrent que rarement dans les ordres, désormais. Les jeunes prêtres proviennent majoritairement des milieux d’artisans, de petits commerçants, de domestiques, de journaliers. Tel est le cas exactement de Jean-Claude Miche ; sa famille compte des cordonniers, des serruriers, des domestiques, des vitriers, des charrons, des cabaretiers, des soldats.
1. 3 Apprentissage du sacerdoce (1830-1836)
Après des études au collège épiscopal de Senaide, Jean-Claude Miche entre au grand séminaire de Foucharupt. Il est ordonné à St Dié, le 5 juin 1830.
Cette date mérite un bref commentaire. La même année, deux mille trois cent cinquante-sept nouveaux prêtres ont été ordonnés en France. C’est alors un record absolu, fruit de l’effort de redressement de l’Eglise depuis la Restauration. Non seulement les places vacantes peuvent être comblées dans les paroisses, mais on crée de nouvelles succursales, en particulier dans les campagnes. On a fait observer que l’origine populaire des prêtres compensait, aux yeux de leurs paroissiens les plus modestes, les effets de la longue formation dispensée en latin dans les grands séminaires, destinée à former des hommes à part, au-dessus du commun des mortels. D’extraction modeste, le futur explorateur de la région du Mékong était fort opportunément habitué à une vie rude. Peut-être ses racines rurales expliquent-elles également l’intérêt qu’il porta, lors de ses voyages, à l’acclimatation des plantes ?
Jean-Claude Miche devient vicaire à Moyenmoutier, paroisse dont son frère Joseph-Victor était le curé. Deux ans plus tard, en 1832, il est nommé vicaire à Fraize, fonction qu’il occupe jusqu’à son entrée au séminaire des Missions étrangères, le 10 septembre 1835. Comme il est déjà prêtre, il ne reçoit qu’une rapide formation : théologie morale, 10 notions de géographie, la pastorale consistant en témoignages et en recommandations de missionnaires retraités ou de passage à Paris. L’étude de la langue du pays imparti au nouveau missionnaire commence pendant la traversée qui, jusqu'à l’ouverture du canal de Suez en 1869, dure environ six mois. Enfin, chaque « partant » reçoit, en guise de viatique, un exemplaire des Monita de Pallu et Lambert de la Motte.
Jean-Claude Miche s’embarque pour la Cochinchine le 27 février 1836, à l’âge de trente et un ans. Conformément à la tradition des Missions étrangères, il n’a appris son affectation que quelques jours plus tôt, lors de la cérémonie du départ, dans l’élégante et sévère chapelle de la rue du Bac.
2- Le missionnaire
2.1 Premières années en Asie : Penang, Bangkok, Battambang (1836-1840)
Jean-Claude Miche ne peut se rendre directement en Cochinchine, car les chrétiens y sont persécutés. La dynastie alors au pouvoir est celle des Nguyen, dont la capitale se trouve à Hué, en Annam. Le Vietnam n’est unifié que depuis 1802, grâce à l’empereur Nguyen Anh. Ce dernier, en partie grâce à l’aide d'un missionnaire français, Mgr Pigneau de Béhaine, était parvenu à rassembler la totalité du pays sous son autorité. Il règne sous le nom de Gia-Long jusqu'en 1820. L’empereur du Vietnam, monarque absolu, reçoit l’investiture du Céleste empire. L’administration, codifiée par Gia-Long, copie celle de la Chine et repose sur une caste de fonctionnaires lettrés, les mandarins. Contrairement aux Chinois, Gia-Long, eu égard au soutien qu’il avait reçu des missionnaires français, laisse une assez grande liberté aux chrétiens. Il n’en fut pas de même avec ses successeurs.
Depuis 1830, les appétits des Européens ont grandi. La Chine des Mandchous, jusqu’ici protectionniste, (le commerce étranger n’était toléré qu’à Canton seulement), subit de fortes pressions des Britanniques et des Français qui veulent lui arracher la liberté de trafic et de commerce. Les Vietnamiens, voisins de la Chine, se sentent menacés. En 1833, sous le règne de Minh Mang, un édit impérial, dénonçant le christianisme comme un « assemblage de faussetés », inaugure la politique de persécution religieuse.
A cause de cette conjoncture hasardeuse, la destination de Jean-Claude Miche n’est pas clairement arrêtée. Il passe d'abord par Singapour, puis réside temporairement au Collège général de Penang, en Malaisie : « Arrivés le 5 décembre sur le navire portugais le César. Nous pensons retourner bientôt à Pinang où nous serons probablement mandés par M. Régereau. Là, nous pourrons plus facilement qu’à Syngapour, apprendre la langue annamite, si nous devons aller en Cochinchine, l’anglais et le malais si nous restons à la disposition de Mgr de Bide. »
Jean-Claude Miche a, semble-t-il, apprécié son séjour à Penang : « Longtemps nous nous souviendrons des beaux moments que nous avons passés avec vous et nous nous les rappellerons toujours avec plaisir. »
L’arrivée en Cochinchine par la mer étant déconseillée, il est finalement décidé qu’il se rendra d’abord à Bangkok, dans le seul but de gagner ensuite sa mission par l’Ouest, en traversant le Cambodge : « Mgr le coadjuteur a écrit à M. Miche qu’il était destiné au Cambodge. De plus, votre lettre m’apprenant combien il était difficile d’entrer en Cochinchine, j’envoie ce cher confrère au Cambodge. Vous aurez la bonté de lui faire passer tout ce qui lui est nécessaire et qu’il vous demandera : son viatique, du vin de messe, de la farine, le dictionnaire latin-cambodgien, une feuille de pouvoir et les objets dont il a besoin pour aller au Cambodge. Le 22 décembre, Mgr Taberd m’écrit encore : je ne crois pas que le Tongking veuille de missionnaire. Dans le cas que M. le procureur permettrait au missionnaire destiné à présent pour le Tongking d’accompagner M. Miche, j’y consens aussi ; ils seront les apôtres du Cambodge et des environs. Car ils n’ignorent pas que le terrain voisin où il y a tant de petits royaumes est primo occupans. »
Le P. Miche séjourne donc provisoirement à Bangkok, apprenant le khmer auprès de chrétiens cambodgiens, réfugiés au Siam pour échapper aux persécutions religieuses. Au royaume de Siam, à la différence du Vietnam et du Cambodge, les relations entre les autorités et les chrétiens sont relativement bonnes. En 1833, l’année même de la promulgation du décret de persécution de Minh Mang, le roi Rama III a officiellement autorisé l’entrée des missionnaires français. Tacitement, il compte sur eux pour influencer en sa faveur les chrétiens vietnamiens, afin qu’ils servent ses menées hégémoniques dans la région.
En novembre 1838, le P. Miche peut enfin réaliser la première partie de son dessein. Accompagné par un autre missionnaire, le P. Pierre Duclos, il se rend à Battambang, au Cambodge : « Je ne puis être que très heureux avec un aussi bon confrère et ami que M. Duclos. C’est demain que nous partons : sept Cambodgiens nous conduisent à six journées de Bangkok en barque. Trois autres nous accompagneront et nous serviront de guides jusqu’à Battambang. Vous comprenez qu’un si long voyage occasionnera de grands frais, aussi je crains bien que notre bourse, toute grasse et toute dodue qu’elle est, ne perde de son embonpoint. »
Le périple, qui dure presque un mois, est épique. Au départ, les voyageurs sont incités à faire quelques présents au général en chef des armées siamoises. En échange, on les pourvoit de trois lettres de recommandation, « qui enjoignaient aux mandarins des villages où nous devions passer de nous fournir des éléphants, des buffles et des voitures. ». C’est la fin de la saison des pluies. Ils se déplacent d'abord en barque, harcelés par les moustiques, chassant à coup de fusil, pour compléter leurs insuffisantes provisions, d’énormes oiseaux qui pullulent sur la rivière. Arrivés à Paknam par une chaleur étouffante, ils laissent la barque, se font remettre quatre tombereaux, mais n’obtiennent des mandarins que deux éléphants, dont un très vieux ; ils réussissent à former une caravane de douze personnes et s’enfoncent dans la jungle, avec pour tout bagage des livres, leurs ornements sacerdotaux et du vin de messe pour deux ans. Le voyage devient très rapidement cauchemardesque : « Le premier jour fut un jour de supplice ; chaque pas de l'éléphant nous donnait une telle secousse que nous nous cramponnions comme des chats de peur de tomber. Malgré notre désir de faire diligence, nous nous arrêtâmes avec plaisir, nous étions déhanchés. Aussitôt que les éléphants furent déchargés, notre premier soin fut d’allumer un grand feu pour éloigner les tigres. »
Les choses vont de mal en pis : un éléphant s’enfuit, un autre meurt en route, les provisions viennent à manquer, une partie de la caravane s’égare dans la jungle et un matin, l’unique tombereau qui leur reste perd une roue en pleine forêt. La situation pourrait sembler désespérée, mais le P. Jean-Claude Miche conserve une confiance inébranlable en la divine providence : « Nous avions perdu une roue, Dieu nous donna une roue. Quoi, direz-vous, Dieu a fait un miracle pour vous ! () Conduits, j’aime à le penser, par la main de la Providence, nous nous enfonçâmes dans la forêt. Après avoir erré à l’aventure à travers les buissons, dans un lieu retiré et rempli de broussailles nous aperçûmes devinez quoi ? Une roue ! » Le tombereau réparé, ils peuvent sortir de la jungle et cheminent des jours durant dans une plaine immense, « couverte de grandes herbes au milieu desquelles bondissaient des troupeaux de cerfs et de buffles sauvages. » Pour les attirer, fusil en main, le P. Miche imite le cri des petits : « Les cerfs accourent vers moi et s'arrêtent. Tous avaient les yeux sur moi sans pouvoir discerner si j’appartenais réellement à leur espèce. » Enfin, alors que leur colonne vient de s’enliser dans la boue des marécages, des chrétiens venus à la rescousse les conduisent à l’église au son du tambour. Le 25 décembre 1838, les deux missionnaires chantent la messe de minuit au milieu de leurs ouailles.
Ils résident désormais à Battambang, ville située au nord-ouest du lac Tonlé Sap, non loin d’Angkor et sur la route de Phnom Penh, logés dans une maison traditionnelle : « Cette cabane, toute misérable quelle est, les payens la supposent remplie d’or et d’argent parce qu'elle est habitée par des Européens. Ils ont déjà essayé de l’incendier au milieu de la nuit. » Le thème de l’opulence supposée des Européens revient à plusieurs reprises dans les lettres. Mais il n’y a nulle richesse dissimulée, bien au contraire. L’inconfort du séjour s’additionne à la fatigue causée par le voyage et le 28 mai, Miche écrit, non sans humour, au supérieur du Collège général : « Si vous me voyiez aujourd'hui, vous ne me reconnaîtriez plus tant je suis décharné. J’ai été assez étourdi pour perdre une clef qui me cause bien des maux depuis que je ne l’ai plus ; je crois qu'elle sera cause de ma ruine car le coffre restant toujours ouvert, vous sentez que tout s'en va. Vous comprenez que j'ai perdu la clef des Pays-Bas. »
Pendant toute cette période, les deux hommes partagent l’existence d’une petite communauté chrétienne, constituée pour l’essentiel de descendants de métis portugais et de négociants chinois. Mais la persécution antichrétienne s'étendant au Cambodge, il leur faut vivre dans une semi-clandestinité. Le Cambodge, en effet, est écartelé entre deux suzerains rivaux, le royaume de Siam à l’ouest et l’Annam à l’est, respectivement dénommés « père et mère du royaume. » Le roi du Cambodge reçoit sa couronne du souverain siamois et paye un tribut à l’empereur d’Annam : du brillant empire Khmer, il ne reste rien. En 1835, le roi Ang Chan III disparaît sans laisser d’héritier, son fils Pukambo étant mort avant lui.
Le Vietnam, dont l’ascendant sur la cour cambodgienne est alors supérieur à celui du Siam, annexe une partie du pays et place sur le trône une fille du défunt monarque, Ang Meï, laquelle devint folle après une régence de douze années. Les décrets anti-chrétiens de l’empereur d’Annam s'appliquent donc à son vassal cambodgien.
C’est alors qu’un nouveau rebondissement survient dans les affaires intérieures du Cambodge, contraignant les missionnaires à repartir, un an après leur arrivée. L’on doit au P. Miche une extraordinaire description de ces événements, relatés dans une lettre adressée à son frère Joseph-Victor. Il y raconte la révolte du prince Khmer Neac ang Em. Ce prince, l’un des trois héritiers de la dynastie cambodgienne, portait le titre fictif de roi de Battambang. Le 24 décembre 1839, profitant du départ d’une partie de la garnison siamoise, le roi prend la tête d’une insurrection qu’il a lui-même ourdie et s’empare de la forteresse. L’escarmouche qui s’en suit ne fait que deux victimes, le portier de la demeure du gouverneur et l’une des concubines de ce dernier. Alors que les chrétiens hésitants se disposent à suivre les insurgés, le P. Miche leur déclare : « Vous êtes sujets du roi de Siam. Quiconque prend les armes contre le représentant de son autorité se constitue dans un état de rébellion contre Dieu et contre le roi. » Les chrétiens, cependant, finissent par céder aux menaces des rebelles. La veille de Noël, le roi décide de partir pour Phnom Penh et d’y emmener tous les habitants de Battambang, afin d’y rejoindre une prétendue armée de secours : « Figurez-vous une population de huit ou dix mille âmes se remuant, s’agitant au milieu des ténèbres, fuyant comme une armée en déroute () Tout était en mouvement, les hommes les femmes, les enfants, les vieillards () Depuis sept heures du soir jusqu'à onze heures, je vis passer devant chez nous plus de mille barques. A minuit, nous étions les deux seuls habitants de Battambang. » Les PP. Miche et Duclos avaient bien été invités à suivre les chrétiens, mais ils ne pouvaient sans risques se rapprocher de la Cochinchine et avaient résolument décliné l'offre.
Les deux missionnaires se retrouvent donc seuls dans la ville désertée, avec quelques vieilles femmes infirmes et un ivrogne ; ils en sont réduits à voler des poulets dans les basses-cours pour ne pas mourir de faim. Ayant trouvé une pirogue, dont le P. Miche bouche les trous de la coque avec des lambeaux de sa soutane, les deux hommes s’apprêtent à s’embarquer, ayant résolu de se mettre en quête, sur les rives du fleuve, de villages propices à la poursuite de l’évangélisation. Or, les troupes siamoises, accourues pour réprimer la révolte, rentrent dans la ville qu’elles mettent à sac : « Voyant que notre position devenait de jour en jour plus critique, à raison du grand nombre de soldats qui affluaient, nous jugeâmes que le poste n'était plus tenable et nous nous déterminâmes à quitter le Cambodge. »
Le 7 janvier 1840, ils peuvent s’échapper, munis de passeports difficilement arrachés aux mandarins. Leurs conditions de voyage sont plus pénibles qu’à l’aller : « N’ayant plus de barque, nous nous embarquons dans un pétrin. » Ils rallient Bangkok au bout d’un mois, le 2 février. Cette lettre nous apprend encore que le général en chef des armées siamoises transforme l’église de Battambang en salle de comédie ; que la population en fuite, interceptée par les troupes annamites, fut disséminée par la force dans diverses bourgades et que le prince Neac ang Em fut transféré à la capitale impériale.
Une lettre de décembre 1841 nous en dit davantage sur son sort : « Le roi de Battambang n’a pas été décapité par Minh Mang, comme tout le monde le publiait ; il est resté jusqu’au mois de septembre dernier dans les prisons de la capitale. Thieû Tri lui a rendu la liberté et la fait conduire à Phnom-Penh, ancienne capitale du Cambodge, avec pouvoir de monter sur le trône, aimant mieux sans doute voir le Cambodge replacé aux mains de ces faibles rois que d’avoir les Siamois pour voisins. Le bruit court que les rebelles n’ont pas voulu se soumettre à la domination de ce prince parce qu'il s’est livré aux annamites et qu’ils l’ont mis à mort : mais ceci mérite confirmation. »
Jean-Claude Miche n’a point renoncé pour autant à se rendre en Cochinchine, la terre des martyrs : « Réfugié à Bangkok depuis trois semaines, j’attends tous les jours une occasion pour me rendre à Macao et de là en Cochinchine », écrit-il. Mais on le réclame au Collège général de Penang : « Je pense que vous savez déjà qu’un prince cambodgien s’est révolté à Battambang contre les Siamois, que la chrétienté est perdue, que nos deux confrères sont de retour à Bangkok pour revenir à Syngapour . Que M. Miche vienne me trouver au Collège. Ce cher confrère sait déjà le cochinchinois, il peut m’aider et me remplacer en cas de mort ou de rappel en ma chère mission. Toute ma crainte est que la vie sédentaire ne plaise pas à ce cher confrère et que l’enseignement ne soit pas de son goût. »
En février, le P. Miche se rend en Malaisie, par Singapour : « M. Miche et M. Duclos sont arrivés au Collège de Pinang. M. Miche assez fatigué mais en bonne santé, M. Duclos maigre, méconnaissable, ayant la dysenterie depuis assez longtemps. » Voilà Jean-Claude Miche devenu professeur. On lui confie les élèves cochinchinois, puisqu’il parle leur langue : « Jamais le Collège général n’avait été aussi nombreux. Nous avons sept élèves chinois et trente et un élève cochinchinois et on nous en annonce encore de nouveaux pour l’année prochaine, soit de Chine, soit de Cochinchine ; tous les jours, j’ai la classe à faire, le dimanche, explication du catéchisme en latin, en cochinchinois pour ceux qui ne l’entendent pas encore et le soir instruction en latin puis en cochinchinois. »
De sa retraite de Penang, il suit de près les événements politiques. Il évoque par exemple, dans l’un de ses courriers, un décret de Minh Mang obligeant les Cambodgiens à porter le costume annamite et donnant l’ordre d’enlever deux filles du roi du Cambodge pour en faire ses concubines ; aussitôt, une insurrection éclate, réprimée par l’Annam avec l’aide du Siam : « Dans ces conditions, que deviendront nos pauvres chrétiens ? », s’interroge-t-il. Il a aimé le Collège général, y faisant si bonne impression qu’on lui en propose le supériorat, quelques années plus tard, alors qu’il se trouvait emprisonné à Hué. Mais le P. Régereau, qui chercha en vain à le retenir, avait raison de douter du goût de son confrère pour cette vie protégée.
2.2 Provicaire en Cochinchine : Go-Thi (1840-1842)
Après la mort, le 31 juillet 1840, de Mgr Taberd, vicaire apostolique de la Cochinchine, la mission est dirigée par son coadjuteur, Mgr Etienne Cuenot. Ce dernier vit dans la clandestinité au Vietnam depuis cinq ans, à Go-Thi, ville côtière proche d'An Nhon. Il a besoin de renforcer les effectifs de sa mission. Or, la situation diplomatique semble évoluer favorablement et la persécution religieuse s’est momentanément atténuée. Mgr Cuenot en profite donc pour battre le rappel de ses troupes, car il ne lui reste plus qu’un seul missionnaire, le P. François Bringol, qui meurt en décembre 1841. Le P. Jean-Claude Miche part aussitôt pour la Cochinchine avec le P. Duclos. Dans une lettre à sa sœur, il raconte en détail les péripéties du voyage, de Penang au port de Binh Dinh, d’où une barque les conduit à Go-Thi : « Notre petite bande apostolique se composait de huit personnes, trois missionnaires et cinq élèves cochinchinois qui venaient de terminer leurs études au collège de Pinang. Des jonques mandarines rôdant sans cesse autour de nous, nos bateliers nous placèrent à fond de cale et nous recommandèrent un silence absolu : il y allait de leur vie et de la nôtre. » A plusieurs reprises, ils manquent tomber entre les mains des douaniers :
« Le port de Binh Dinh où nous entrions est formé par un bras de mer de quatre lieues détendue ; vers le milieu, à l’occident est la maison de la douane dont les nombreux satellites sillonnent la rade en tout sens pour empêcher la contrebande. Deux barques qui cherchaient capture s'approchèrent de nous. Vous comprenez sans que je vous le dise, qu’en pareille circonstance le coeur bat un peu plus vite qu’à l’ordinaire ; car la mort vue de près, s’y exposât-on pour Dieu et pour Dieu seul, a toujours dans ses traits quelque chose qui fait peur. » Enfin, le 19 juin 1841, ils accostent en Cochinchine : « Si le P. Barran a reçu la lettre que j’ai eue la joie de lui écrire, il y a quatre mois, vous êtes déjà informé de l’entrée de trois nouveaux missionnaires en Cochinchine. Ce sont les PP. Duclos, Chamaison et votre serviteur. Peu de jours après notre arrivée, Mgr de Metellopolis eut la prudence de ne pas nous conserver tous auprès de sa grandeur, de peur de nous exposer au danger de nous voir tous emportés par un seul coup de filet. »
A peine installé, le P. Miche est nommé provicaire. En quoi son activité consiste-t-elle ? : « Depuis mon arrivée, j’ai toujours partagé le petit réduit de Mgr Cuenot, m’occupant soit à enseigner les premiers éléments de la langue latine à quelques élèves sur le point de partir pour le collège général de nos Missions, soit à compléter le cours de théologie des élèves plus avancés, qui ont quitté avec nous le séminaire de Pulo-Pinang. » Le nombre de catéchumènes, instruits secrètement dans les maisons chrétiennes par des catéchistes parlant leur langue, s’accroît : « Dans le petit village de Go-Thi où je réside avec Mgr Cuenot, quarante-huit adultes ont reçu le baptême. » A l’action des catéchistes s’ajoute celle des prêtres indigènes, pour la plupart instruits au collège de Penang. Ils suppléent les missionnaires, contraints par les circonstances à être discrets : « Une seule imprudence suffirait à rallumer le volcan. »
Ce sont ces prêtres qui, « pouvant paraître avec moins de danger que nous, continuent de distribuer aux chrétiens de leurs districts respectifs les secours spirituels indispensables et vaquent plus ou moins à l’administration selon l’imminence du péril. » Les efforts des missionnaires semblent porter leurs fruits, en dépit de la dénonciation de prêtres indigènes ou de chefs de villages chrétiens, arrêtés puis libérés, « contre quelques ligatures données à ces petits mandarinets. » Car la persécution, loin d’entraver la marche de l’évangélisation, semble l’accélérer : « Le sang des martyrs, dont le sol annamite a été arrosé commence à porter ses fruits, Aujourd’hui, comme dans les siècles passés, l’Eglise de J.C., baignée dans le sang de ses enfants, n’en devient que plus féconde. On annonce de toutes part à Mgr le Vicaire apostolique les plus belles dispositions de la part des infidèles pour embrasser la foi. Le glaive du tyran tout fumant encore du sang de nos frères égorgés et menaçant toutes les têtes, n’est point un empêchement aux écoulements de la grâce divine ; partout on parle de conversions et souvent ce sont des conversions qui étonnent. »
Cette entreprise n’est pas sans entraîner des frais : « La mission se voit obligée à de grandes dépenses, afin de pourvoir à la subsistance de ces nombreux disciples durant tout le temps de leur catéchuménat. Nous courons maintenant d’assez grands dangers. Comme la disette commence à se faire sentir dans cette province, des gens affamés descendent des montagnes, se réunissent en troupes de trente à quarante hommes et vont attaquer les hameaux à la faveur des ténèbres. Mais à quelle œuvre pourrait-on employer plus efficacement les secours que l’Association de la Propagation de la Foi nous alloue ? », déclare le P. Miche, reconnaissant.
Les Annales de l’œuvre de la propagation de la foi ont édité plusieurs de ses lettres, soulevant l’admiration mêlée d’effroi de leurs lecteurs qui savent, en contrepartie, se montrer généreux. En 1841, le P. Miche organise le synode de Go-Thi, convoqué par Mgr Cuenot, « afin de régler les affaires de la mission, d’établir des règles uniformes de conduite et de sacrer pour coadjuteur Mgr Dominique Lefebvre, évêque d’Isauropolis. Tout se passa sans accidents, grâce à la fidélité des chrétiens comme à la prudence du Vicaire apostolique et de ses prêtres : Heureusement, écrivait le P . Miche à cette occasion, qu’il n’y a pas nécessité de renouveler souvent de pareils tours de force, car on ne les recommencerait pas impunément sans une providence toute spéciale. »
2.3 L’affaire des trois mandarins (1842)
D’où provenait donc l’accalmie relative de la persécution des chrétiens au Vietnam ? La Chine, qui refusait de céder aux instances de l’Angleterre, laquelle exigeait de faire librement le commerce de l’opium cultivé en Inde, était entrée en guerre. En 1839, le Vice-roi Lin Tseu-siu avait fait saisir et brûler une importante cargaison de cette drogue à Canton. Les Anglais ripostèrent par le blocus de cette ville, déclenchant la guerre de l’Opium, qui dura deux ans. Alors qu’il était encore professeur à Penang, le P. Miche, que la situation internationale préoccupait, avait suivi ces événements d’assez près : « La guerre de Chine est enfin terminée mais je pense que les Anglais se sont laissés enfoncer de la plus jolie manière. Il fut arrêté que les Anglais auraient l’île d'Hong Kong et que les Chinois payeraient six millions de piastres à l’Angleterre. Or, dès que la flotte a cessé de menacer Canton, le commissaire en bon et rusé chinois, désavoue toutes les stipulations arrêtées. Les détails sont authentiques, je les tiens de M. Rosamel, capitaine de la corvette française la Danaïde, qui vient de Macao. »
De nombreux navires de guerre européens, anglais mais aussi français, croisent depuis lors dans les parages des côtes vietnamiennes. En janvier 1840, Minh-Mang décide d’envoyer une ambassade à Paris pour sonder les intentions françaises : composée de trois mandarins, elle est officiellement chargée de renouer les relations commerciales entre les deux pays. Si le gouvernement de Louis-Philippe s’est engagé au côté de l’Angleterre, c’est qu’il trouve un intérêt économique à l’ouverture des ports chinois au commerce français, conformément aux contours donnés par Guizot aux objectifs de l’expansion française : « Posséder sur les points du globe qui sont destinés à devenir de grands centres de commerce et de navigation, des stations maritimes sûres et fortes, qui servent de points d’appui à notre commerce, où il puisse venir se ravitailler et chercher refuge. »
Les envoyés de Minh Mang ne rencontrent pas le roi, mais plusieurs de ses ministres, dont le maréchal Soult, duc de Dalmatie, président du Conseil et ministre de la guerre. Lors des entretiens, le sort des missionnaires français est évoqué. Les ambassadeurs d’Annam ayant dissipé tous les soupçons au sujet des persécutions, le séminaire des Missions étrangères adresse à Soult un rapport accablant à ce sujet. Le cardinal préfet de la Propagande, responsable à Rome des missions, est saisi de l’affaire : finalement, le Saint Siège alerte Louis-Philippe. Le P. Jean-Claude Miche a été directement mêlé à cette affaire.
En octobre 1842, Soult écrit à Jean Jurines, secrétaire du Conseil des Missions étrangères : « Je ne puis trop m’empresser de vous témoigner l’indignation que m’a fait éprouver la lecture de la lettre qui vous a été écrite de Cochinchine par M. l’abbé Miche. Les détails renfermés dans cette lettre sont tellement atroces et si injurieux pour le caractère français qu’ils n’ont pas le moindre degré de vraisemblance. Sans savoir à qui de pareils propos pourraient être attribués, je les repousse comme attentatoire à l’honneur de l’armée française et de mon pays. Je vous demande de vouloir bien écrire de nouveau en Cochinchine pour leur donner le désaveu le plus complet. »
En effet, dans une lettre relatant le retour des trois ambassadeurs à Hué, le P. Miche avait rapporté les propos de l’un d'entre eux : « Le lendemain, je fus présenté au mandarin de la guerre. Il me dit : tous ces prêtres qui s’en vont chez vous ne sont que des misérables sans feu ni lieu. S’il plait à votre roi de leur couper la tête, qu’il le fasse, nous ne le regretterons pas. Serait-il possible qu’un employé du gouvernement français eut parlé de la sorte ? Si le rapport de ce petit mandarin est infidèle, n’est-il pas bien dur pour nous de nous voir traquer au nom de nos compatriotes ? », s’indigne le P. Jean-Claude Miche, qui dit tenir ses informations d’un prêtre annamite, proche d’un mandarin attaché au ministère impérial. Quoiqu’il en soit, les navires de l’escadre de Chine reçoivent l’ordre « de protéger, le cas échéant, les missionnaires, sans cependant engager le drapeau de la France. »
2.4 Captivité (1842-1843)
Or, l’empereur meurt des suites d’une chute de cheval, tandis que se dénouait l’affaire des trois mandarins : « Toutes les affaires de l’Etat sont en stagnation depuis la mort de Minh-Mang, parce que, selon la coutume du pays, le nouveau souverain n’ose faire aucun acte d’autorité royale avant d’avoir reçu l’investiture des mains de l’empereur. Des ambassadeurs sont en Chine pour la solliciter ; à leur retour, c’est-à-dire dans deux mois, nous saurons quel avenir on nous réserve. »
Mgr Cuenot en profite et s’enhardit : « Il avait envoyé en 1839 plusieurs catéchistes déguisés en marchands pour explorer les montagnes à l’ouest de la Cochinchine et sonder les dispositions des habitants. » Leur rapport encourage le Vicaire apostolique à tenter l’expédition. Il décide d’envoyer ses missionnaires dans les montagnes, afin de rencontrer et peut-être d’évangéliser les tribus de Bahnars qui y vivent. D’où lui vient cet intérêt pour les peuples montagnards ? D’une part, ils n’ont été en contact ni avec le bouddhisme, ni avec l’islam, ce qui fait d’eux des recrues potentielles, vierges de tout endoctrinement. D’autre part, les montagnes étant encore mal connues, les missionnaires y seront relativement à l’abri des mandarins. Mgr Cuenot charge les PP.Jean-Claude Miche et Pierre Duclos de cette tâche. Les deux hommes attendent les fêtes du Têt, le premier de l’an vietnamien et partent discrètement de Phu Yen, (au sud de Go-Thi) : « Je vais sortir de la province de Binh Dinh pour me rendre par mer dans celle de Phu-Yen. Là je prendrai quelques volontaires dont je formerai une caravane et, dans les premières quinzaines de février, lorsque les payens seront plongés dans leurs orgies du premier jour de l’an, nous tâcherons de nous soustraire aux investigations de la douane et d’escalader les montagnes. » Mais leur caravane comporte en tout, avec les catéchistes et les porteurs chrétiens, seize personnes. Passant de villages en villages, ils finissent par être repérés et dénoncés aux mandarins.
Le 16 février 1842, ils sont arrêtés et ramenés à Phu-yen : « On me lia les mains, puis on me mit à la cangue, pour me ramener à la ville de Phu-Yen, chef-lieu de la province de ce nom ; là, je fus chargé de chaînes et plongé dans les cachots avec les plus insignes scélérats du royaume. Dans le cours de plus de soixante interrogatoires que j’ai subis, les mandarins ont tout mis en oeuvre pour m’engager à l’apostasie, avec promesse de me rendre la liberté si je foulais aux pieds la croix. J’ai été livré quatre fois au supplice et quatre fois le Seigneur a secouru ma faiblesse. »
Interrogés, battus, ils sont transférés à Hué, deux mois et demi plus tard : « Après plus de deux mois de souffrance dans les prisons de Phu-Yen, j’ai enfin été conduit avec le P. Duclos jusqu'à la ville royale, en vertu d’un édit du roi. » Ils y arrivent le 13 mai et retrouvent, dans les cachots de la prison impériale, trois missionnaires du Tonkin occidental, les PP. Berneux, Charrier et Galy, précédemment incarcérés. Tout au long de sa captivité, le P. Miche fait preuve d’un remarquable courage. Défiant le quan an, (juge des affaires criminelles), il met les rieurs de son côté : « Vos mandarins envoyés en France l’année dernière ont foulé le sol français () On les a accueillis avec générosité et vous, vous nous avez chargé de cangues. Il faut avouer que vous vous entendez en fait de reconnaissance ! Tout le monde rit, même les mandarins qui m’appellent thàng qui quai (c'est-à-dire fin matois). »
Il désarçonne le tribunal : « Comment s’appelle le roi de France ? Le juge resta muet. Si j’étais grand mandarin, repris-je, et si je menaçais de te frapper à mort pour te faire prononcer ce nom, le rotin te l’apprendrait-il ? Eh bien voilà où j’en suis. Tu me demandes ce que j’ignore, les tortures ne me l’apprendront pas. » Refusant de parler, même sous la torture, pour ne pas risquer de compromettre les communautés chrétiennes, il reçoit 54 coups de rotin en deux mois et demi, il paye pour obtenir la libération de ses guides : « Quatorze chrétiens ont été arrêtés sur les terres du roi de feu et six autres dans la province de Phù Yen. Mais grâce aux sommes importantes que l’on a déboursées, tous sont relâchés sauf six de mes conducteurs. »
Il semble se rire de son sort : « Monsieur Fontaine m’apporte deux lettres de Paris qui annoncent ma nomination de supérieur du Collège de Pinang : cela me fait une belle cuisse ! Franchement, il faudrait bien des supériorités semblables pour valoir ma chaîne, que je n’échangerais pas pour le trône de Louis-Philippe. Je ne crois pas avoir été aussi heureux de ma vie que je le suis maintenant. Et cependant, je n’ai encore fait qu’un pas dans la voie qui conduit au martyr. Que sera-ce quand sonnera l’heure du départ pour un monde meilleur ? Mais il paraît loin ce moment fortuné que j’appelle de tous mes voeux () Mes confrères ne peuvent parler qu’à voix basse et nous, nous jouons, nous chantons : ils se cachent avec soin dans la crainte d’être pris : nous, nous sommes à l’abri de cette crainte. Notre sort n’est-il pas digne d’envie ? »
Le courage du confesseur de la foi de Hué devint presque légendaire. Lorsque, presque dix ans après les faits, Henri Mouhot rencontre le P. Jean-Claude Miche, il en fit le portrait que voici : « Mgr Miche est très petit de taille, mais sous une enveloppe chétive, il concentre une vitalité et une énergie extraordinaire. N’étant que simple missionnaire, il fut emprisonné avec un de ses confrères et frappé de verges, affreux supplice qui a chaque coup fait jaillir le sang. Cela fait horriblement souffrir, dit l’autre missionnaire à Mgr Miche, et je crains de n’avoir pas la force de supporter une nouvelle épreuve. Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je demanderai à recevoir les coups pour vous. Et il en fut comme il l’avait dit. C’est le propre des enfants de notre vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire sur les lèvres. »
En France, depuis le retour à Paris des restes du P. Pierre Borie, mort au Vietnam en 1838, dont les reliques sont d’abord conservées dans une chambre, au séminaire de la rue du Bac, le culte des martyrs est en plein renouveau. L’afflux des visiteurs et l’arrivée des reliques d’autres martyrs décident les directeurs du séminaire à aménager une salle d'exposition, où l’on se presse pour vénérer les dépouilles des victimes de la persécution, contempler leurs objets personnels ou observer des instruments de torture. La réputation du « séminaire des martyrs » commence à se répandre. De leur côté, les Annales de l’OPF vulgarisent une littérature qui glorifie dans un style emphatique propre au catholicisme d’alors, imprégné de romantisme, l’héroïsme et l’abnégation des confesseurs de la foi, français et indigènes. Dans ces récits, les mêmes séquences se succèdent, non sans rappeler le déroulement de la Passion : arrestation, (souvent sur une dénonciation), détention, interrogatoires iniques, avanies, chantages destinés à obtenir des aveux ou un reniement, flagellation, condamnation à mort, exécution capitale en place publique, inhumation furtive par des fidèles qui récupère la tête du condamné lorsque celle-ci a été jetée au fleuve. Aucun détail horrible n’est épargné aux lecteurs. Il s'agit, en suscitant leur compassion, de les inciter à prodiguer aux missionnaires un soutien tant spirituel que matériel : « Recommandez-moi aux prières de vos chers paroissiens que je n'oublie pas dans mes fers. Que de larmes essuient cette œuvre éminemment catholique de la Propagation de la Foi ! Que de plaies cette admirable Société guérit tous les jours ! C’est à ses libéralités que nous sommes redevables, je me fais un devoir de vous le dire. »
Les lettres du P. Jean-Claude Miche s’écartent parfois de ce style convenu et regorgent d’informations concrètes. Elles signalent par exemple, que les interrogatoires prennent une tournure politique, car l’on soupçonne les missionnaires de machinations contre les autorités annamites : « Navez-vous pas été faire la guerre à Gia Dinh ? », demande le gouverneur de Phu-Yen, qui prétend qu’un européen nommé Diu serait à la tête de la sédition dans cette province. Elles contiennent des descriptions imagées de la prison de Tràn Phû, à Hué : « Qui n’a vu que les prisons d’Europe peut difficilement se faire une idée de celles du TongKing ; c’est pourquoi je vais vous décrire notre nouveau manoir. » Elles racontent la vie quotidienne des gardiens qui, partageant leur temps entre la surveillance des prisonniers et celle des moutons de l’empereur, s’entraînent sur des mannequins de paille au maniement du rotin, sous les yeux de leurs prochaines victimes. Elles font le portrait moral du tortionnaire, individu ignorant et naïf, persuadé que sur une carte de géographie confisquée aux missionnaires, le jaune sert à désigner « les lieux qui recèlent des mines d'or, pour les livrer aux Européens », alors qu’il s’agit des terres inconnues ; brute, dont les vices naturels proviennent de ses carences spirituelles : « Les sanglots, les cris de douleur, les gémissements plaintifs des confesseurs de la foi étaient pour ces idolâtres aux entrailles de bronze une musique délectable. Oh ! Que l’homme est méchant quand la religion n’a pas réformé son cœur ! »
Justifiés par la pureté de leurs intentions, les missionnaires et les chrétiens restent indifférents aux souffrances d’ici-bas : « Le désir de procurer en obéissant à Dieu un bonheur éternel à nos semblables est un sentiment plus vif et plus fort en nous que l’attachement à la vie. On ne craint pas de mourir quand on ne veut que le bien ! »
L’idolâtrie, elle, engendre tous les vices, non seulement individuels, mais sociaux : « Lorsque je considère le régime auquel ils sont soumis, je crois fermement qu’une armée de Cochinchinois n’est et ne peut être qu’une troupe d’esclaves () Toujours frappants ou frappés, ils ne connaissent pas d’autre inspiration que celle du rotin ; la crainte est le seul mobile qui les fasse agir. » Les missionnaires veulent donc contribuer à l’émancipation de ces sociétés humaines qu’oppriment des tyrannies obscurantistes : « Partout où l’Evangile de Jésus-Christ a jeté ses racines, la dignité de l’homme a été reconnue, le pauvre et le faible ont été traités avec un respect religieux. Mais malheur aux états qui repoussent cette bienfaisante lumière ! Ils n’ont pas besoin que Dieu les punisse, ils se châtient eux-mêmes ! » Cette conception illustre bien le projet des missionnaires. Il s’agit d’instiller, au coeur même des états indigènes, les idées porteuses de progrès de la civilisation occidentale, mais en les fondant sur des valeurs chrétiennes.
2.5 Libération
Le P. Miche et ses compagnons sont condamnés à mort. Mais l’empereur Thieû Tri décide de surseoir à l’exécution lorsque, le 25 février 1843, la corvette l’Héroïne entre dans le port de Tourane (Danang). Son commandant, Favin-Lévêque, est chargé d’une mission diplomatique et commerciale : « Les marins de l’Héroïne descendaient de temps à autre à terre. Un jour, ils aperçurent derrière un massif de plantes, se dissimulant à moitié, un annamite qui les regardait avec anxiété. Dès qu’il se vit découvert, il se mit à faire de rapides signes de croix, en posant en même temps un doigt sur sa bouche. Les marins, en hommes intelligents, firent eux aussi le signe de la croix et, en indiquant à l’indigène qu’il n’avait rien à redouter, s’approchèrent de lui. Tout en continuant à faire le signe de la croix et à regarder avec crainte autour de lui, l’’Annamite remit une lettre à l'un des matelots. La lettre était adressée au commandant de l’Héroïne par un jeune prêtre des Missions-Etrangères, le P. Chamaison. Elle annonçait la détention et la condamnation à mort de cinq missionnaires. » Favin-Lévêque prend alors une initiative. Il lance un ultimatum, menaçant de mouiller l’ancre devant la barre de la rivière de Hué, face au palais impérial. Le 7 mars, il fait parvenir, non sans difficultés, une lettre au grand mandarin Ong-Qué, premier ministre et beau-père de l’empereur : « Cinq infortunés, cinq français placés sous le poids d’une condamnation à mort, sont détenus depuis bientôt deux ans, dans les cachots de Hué-Fo et y souffrent journellement les tourments les plus affreux. La France a entendu leurs cris de détresse et je viens, au nom de Sa Majesté le roi des Français, réclamer leur mise en liberté, pour les ramener dans leur patrie. Déjà, et grâces en soient rendues au Dieu qui dirige la pensée des rois comme celle des simples mortels, déjà Sa Majesté le roi de Cochinchine a, dans sa justice et sa clémence, suspendu le glaive du bourreau prêt à frapper la tête de ces malheureux. Que sa majesté veuille bien donner un libre cours à ses sentiments généreux. En agissant ainsi, elle évitera non seulement les chances funestes d’une rupture possible avec la France, mais elle attirera sur son règne et son auguste personne les actions de grâces et les bénédictions de tous les Français. » Le 12 mars, les prisonniers français montent à bord de l'éroïne, où ils sont reçus avec les honneurs militaires.
3- L’ Evêque de Dansara
3.1 Vicariat de Cochinchine occidentale : Lai-Thieu, Pinhalu (1844-1850)
Favin-Lévêque avait donné sa parole qu’aucun des missionnaires ne retournerait au Vietnam. Il refuse donc de céder à leurs instances et de les déposer sur la côte, mais il fait une exception cependant pour le P. Duclos, malade et le P. Miche, qui l’accompagne. Lors d’une escale à Singapour, il leur laisse regagner la terre ferme. A peine sauvé des geôles annamites, le P. Miche confie son compagnon à des confrères et repart pour le Cambodge.
Il vit caché désormais, non loin de Saigon, à Lai-Thieu. En 1844, la mission de Cochinchine est divisée ; un vicariat de Cochinchine occidentale est créé et confié à Mgr Lefebvre. Le 11 mars, un bref de ce prélat désigne le P. Jean-Claude Miche comme coadjuteur, nomination qu’il ne souhaitait pas, semble-t-il : « Le sujet que sa Grandeur a en vue pour le coiffer d’un haut bonnet, c’est votre serviteur. Aux premières ouvertures qui m’ont été faites, ma réponse a toujours été la même : transcat a me calix iste. » Aussitôt, le P. Miche met sur pied une expédition destinée à rapatrier l’évêque, réfugié à Singapour, dans son nouveau vicariat. C’est un échec. Arrêté, condamné à mort puis libéré, lui aussi, par la marine française, Mgr Lefebvre ne rejoint la Cochinchine que deux ans plus tard, en 1846, et demeure dès lors dans la clandestinité, à Thi-nghe.
Cette même année, le Vietnam accroît davantage encore son emprise sur la partie cambodgienne du delta du Mékong.
Le 13 juin 1847, à Lai-Thieu, Mgr Lefebvre sacre le P. Jean-Claude Miche, évêque de Dansara et lui confie la partie cambodgienne du vicariat apostolique. Le P. Jean-Baptiste Ranfaing, missionnaire en Thaïlande et originaire lui aussi de Bruyères-en-Vosges, salue ainsi cette promotion : « Mon compatriote, le P. Miche, m’écrit qu’il a été nommé évêque de Dansara. Cela ne ma pas étonné. Il a et la carrure et les vertus qui font les grands évêques et les saints.»
A peine nommé, le nouvel évêque, qu’une arrestation menace, doit s'enfuir. Il se cache à Tay-ninh, au nord de Saigon, mais retourne bientôt au Cambodge. En 1848, le roi Ang Duong, avec lequel il entretient d’excellentes relations, l’autorise à occuper à Thonol le domaine d’une ancienne chrétienté. Mgr Miche s’y installe et la nomme Ponhéalu (Pinhalu), appellation que portait, au XVIIIe siècle, une paroisse située sur la même rive du Mékong, mais plus au Sud. Il y attire les catholiques dispersés dans le reste du royaume cambodgien. Son diocèse, qu’il gouverne avec l’aide de quatre missionnaires, les PP. Cordier, Aussoleil, Silvestre et Bouillevaux, compte deux paroisses, Ponhéalu et Battambang qui ne rassemblent, à elles deux, que 600 catholiques environ.
La situation intérieure du Cambodge est très instable, car la monarchie est fragile et les efforts des missionnaires peuvent être ruinés à tout moment : « Le Cambodge tout entier est sous les armes. Les Chams, race malaise issue du Ciampa, se sont révoltés et après avoir incendié la ville de Compong Luong, ils ont refoulé les soldats du roi jusqu’aux pieds des remparts de la capitale, puis ils ont opéré leur retraite en bon ordre et se sont réfugiés en Cochinchine. Notre roi qui est convaincu que les mandarins annamites ont trempé dans cette affaire, se met en garde contre ces derniers. Je dis plus, il est tout disposé à tomber sur les arrières de l’armée annamite. J’espère toujours que Dieu détournera de nous le fléau de la guerre ; le peuple, qui voit la guerre imminente se prépare à fuir. Si vous apprenez un de ces quatre matins, que je suis seul à Pinhalu, n’en soyez pas étonné. »
Malgré tout, Mgr Miche se dépense sans compter, résolu à consolider les communautés chrétiennes, à fonder un collège, un couvent de religieuses Amantes de la Croix et à entreprendre l’évangélisation des villages répartis sur les bords du Mékong.
Un an plus tard, ces objectifs atteints, il s’apprête à rejoindre Mgr Lefebvre lorsque la peste, venant de Thaïlande, déferle sur le Cambodge. L’évêque de Dansara renvoie aussitôt la barque qui était venue le prendre et décide de rester au milieu de ses ouailles. Il décrit ainsi les ravages causés par l’épidémie : « A Bangkok, ce fléau dévastateur avait moissonné 40 000 victimes et au dire de quelques-uns 60 000. A Battambang, il avait enlevé les deux tiers de la population. Lorsqu’il arriva dans nos parages, quoiqu’il sévît avec moins de violence que dans les deux villes précitées, les vivants ne suffisaient pas pour inhumer les morts. Les uns les jetaient au fleuve et empoisonnaient l’eau ; les autres traînaient les cadavres à quelques pas de leurs maisons et les abandonnaient à la voracité des vautours et des corbeaux. » Le prélat, à son tour, est contaminé : « Moi-même, j’ai été aux prises avec elle à deux reprises différentes et la dernière fois, j’ai vu le tombeau de bien près ; mais les prières de mes néophytes, bien plus que les ressources de l’art médical, m’ont rendu à la vie. » Il ordonne des processions et des prières publiques : « La mère de miséricorde, écrit-il, récompensa cette ferveur par une protection remarquable, car notre village n’a eu guère à déplorer que 8 décès. »
A peine rétabli, il remonte le fleuve, à la recherche de villages à christianiser : « Pour mon propre compte, écrit-il à l’un de ses confrères, je n’ai eu pour siège et pour cathédrale que ma barque. Pour vous donner une preuve de ma bonne volonté, je vous nomme par la présente, chanoine de ma barque. » Simultanément, il envoie le P. Charles Bouillevaux, qui dirige la chrétienté de Ponhéalu, en reconnaissance plus au nord. Dès 1850, celui-ci visite les ruines d’Angkor, qu’il contribua à faire connaître en Occident.
3.2 Vicariat du Cambodge et du Laos (1850-1864)
Dans une lettre du 25 novembre 1849, l’évêque de Dansara annonçait la convocation par Pie IX, pour 1850, d’un concile des évêques de Chine et d’Indochine à Hongkong afin, « de délibérer sur le projet d’ériger nos vicariats apostoliques en évêchés titulaires et quelques-uns en archevêchés, de subdiviser plusieurs missions et de créer de nouveaux vicariats apostoliques. » Il ne comptait pas se rallier au projet pontifical qui lui semblait prématuré, du fait de l’instabilité de la position actuelle des missions : « Je suis décidé à voter contre les deux projets. »
Cependant, en 1850, le Saint Siège détache le Cambodge et le Laos de la mission de Cochinchine occidentale et, par un bref du 27 avril de la même année, Mgr Miche est désigné pour l’administration du nouveau vicariat apostolique. Or, il ne semble pas avoir approuvé les frontières dévolues à son propre vicariat apostolique, en partie à cause des difficultés de déplacement dans cette région et aurait préféré que l’on rattachât le Laos au Siam et le Cambodge à la Cochinchine : « Vous avez su probablement avant moi que le Cambodge vient d’être détaché de la Cochinchine occidentale pour former avec le Laos un nouveau vicariat apostolique qui m’est dévolu. Je regrette que ceux qui ont sollicité cette mesure aient agi sans connaissance de cause car c’est encore un problème de savoir si on peut pénétrer au Laos par le Cambodge. J’ai fait une tentative il y a deux ans pour remonter le grand fleuve du Cambodge jusqu’au Laos mais elle n’a pas réussi parce que les eaux étaient fort basses à raison de la sécheresse. A mi- chemin je me suis vu arrêter par des cataractes et des récifs dont le lit du fleuve est pour ainsi dire pavé », affirme-t-il le 15 juin 1851.
Sa nomination est, de plus, à l’origine d’un assez sérieux démêlé avec Mgr Lefebvre, dont il a été le coadjuteur et qui l’a sacré évêque. L’incident est relaté dans une lettre du 26 mai 1852. Le vicaire apostolique de Cochinchine occidentale refusait d’allouer plus du quart du temporel attribué aux missions de Cochinchine à celle du Cambodge. Mgr Miche en réclamait le tiers, pour une mission où tout était à faire. Cette attitude, écrit-il, serait imputable à l’amour propre. Le prélat aurait « prophétisé » l’élection d’un autre missionnaire, le P. Jean Borelle, au vicariat du Cambodge et non celle de Mgr Miche, dont le caractère était sans nul doute moins docile. Mgr Lefebvre refusait donc de se ranger à la décision de Paris : « Mon cher P. Borelle, c’est vous qui êtes l’élu du Seigneur pour le vicariat du Cambodge. Que voulez-vous que j’y fasse, moi pauvre diable, c’est Dieu lui-même qui le veut !!! », ironise Mgr Miche, contrefaisant son confrère.
Cependant, Mgr Miche est bel et bien nommé par une lettre du séminaire de la rue du Bac : « Cette lettre ne laissait aucun doute sur le fait de ma nomination. Je la communiquai à Mgr Lefebvre qui en fut tout morfondu car cela lui fit comprendre qu'il s’était trop avancé et qu’il allait passer pour un visionnaire aux yeux de tout le monde. Il me répondit : je veux bien croire que vous êtes nommé : comme en pareil cas une défense absolue de ma part de vous rendre au Cambodge pourrait paraître à certains esprits non pas illégale mais trop dure ; je vous laisse libre extérieurement parlant mais intérieurement non ! Cette dernière phrase me parut plus qu’extraordinaire. Pour sonder les intentions de sa grandeur, et m’assurer si la boussole marquait encore le nord, je lui écrivis en ces termes : pour me conformer tout à la fois à vos deux volontés contradictoires, je partirai extérieurement de corps, mais je resterai en Cochinchine intérieurement et en esprit. » Mgr Lefebvre lui enjoint alors de ne rejoindre son poste qu’en cas de maladie. Fort opportunément tombé malade, Mgr Miche peut partir et s’atteler à sa nouvelle tâche.
Son élévation au rang de vicaire apostolique n’a pas fait que des mécontents. Le P. Jean Claudet, missionnaire en Thaïlande, s’en réjouit ouvertement. Dans une lettre adressée au séminaire de Paris, il réclame l’intervention du nouveau vicaire apostolique comme négociateur dans un conflit qui oppose Mgr Pallegoix à ses missionnaires : « Mgr de Dansara connaît très bien le système des bouddhistes ; il a été informé de ce qui s’est passé l’année dernière au sujet de l’offrande des animaux. Si la sacrée congrégation se refusait à donner une décision définitive sur nos affaires et qu’elle voulut charger un vicaire apostolique voisin d’examiner le cas et de juger sur les lieux, je ne vois aucun prélat plus apte à cette négociation que l’est Mgr Miche. »
De quoi s'agissait-il ? Pendant l’effroyable épidémie de 1849, Rama III avait consulté ses devins. D’après eux, les étrangers seraient responsables du fléau, pour avoir tué un trop grand nombre d’animaux. Aussi avaient-ils conseillé au roi d’exiger des Européens de Bangkok qu’ils fissent dans des pagodes, l’offrande de poules et de canards vivants. Sollicité par les chefs des communautés chrétiennes, Mgr Pallegoix accepta de se plier à la volonté royale, après avoir reçu toutefois la promesse formelle qu’il ne s'agissait pas d’un rite superstitieux ; mais huit de ses missionnaires refusèrent d’obtempérer, ce qui leur valut d’être chassés du Siam sur ordre du monarque, au motif qu’ils n’obéissaient ni au roi, ni à leur évêque ! La sacrée congrégation de propaganda fide trancha finalement l’affaire en 1850, autorisant les offrandes, sans que Mgr Miche n’eût à intervenir.
3.3 Difficultés de l’évangélisation du Laos
L’évêque de Dansara, quoique résidant au Cambodge, s’est rapidement soucié de l’évangélisation du Laos, en dépit des obstacles qu’il avait rencontrés pour se rendre d’un pays vers l’autre et qui lui avaient fait déplorer leur réunion en un même vicariat apostolique. Après le bannissement des huit missionnaires de Bangkok, il lui vient d'ailleurs une idée : « Si les missionnaires expulsés de Bangkok ne peuvent plus y rentrer, j’espère que quelques-uns d’entre eux viendront me rejoindre pour commencer l’entreprise du Laos. Ils sont moulés pour cela : ils connaissent la religion, la langue et les usages du pays. » Avant lui, Mgr Cuenot s’y était essayé, lançant une expédition terrestre vers le Laos depuis le Vietnam, sans aboutir ; « Des lettres dernièrement venues du Cambodge nous annoncent que la mission du Laos par la Haute Cochinchine a échoué ? C’est une grande peine pour Mgr Cuenot. »
Deux missionnaires sont envoyés à la frontière du Laos, pour tenter d’évangéliser les Penongs et les Stiengs : « Je me suis mis à l’œuvre pour tenter une expédition au Laos. Le P. Beuret, nouveau missionnaire, a été adjoint au P. Cordier. Ils se sont embarqués sur le Meycon (Mékong) le 22 juillet 1852 et après bien des peines, ils sont arrivés sains et saufs à la frontière du Laos où ils ont eu mille maux à se fixer. Un Chinois payen, mauvais garnement, a failli faire échouer leur sainte entreprise en publiant que ces européens sont puissants et dangereux ; que si l’un d’eux venait à mourir dans le pays, la France lèverait une armée pour venger sa mort et mettre tout le pays à feu et à sang. Ces calomnies toutes grossières qu’elles étaient ont malheureusement produit leur effet, une terreur panique s’est emparée du mandarin et du peuple et l’on a refusé de les recevoir. Enfin, après bien des pourparlers, on a fini par permettre aux deux missionnaires d’acheter une cabane dans le village. Ils y sont maintenant depuis 3 mois, occupés de l’étude de la langue. »
Les deux hommes s’installent effectivement dans un village dénommé Queue-de-bœuf, près de Stung-Treng, point de communication entre les deux pays. Ils étudient la langue, tentant d’éteindre la terreur que leur présence a d’abord soulevée parmi les autochtones. Puisque le fleuve n’est navigable que pendant sa crue, Mgr Miche, pour maintenir le contact avec ce poste avancé, se met à la recherche d’une voie terrestre : « Cette voie, je l’ai trouvée et je vais en faire l’essai de suite. Les PP. Bouillevaux et Aussoleil vont s'embarquer pour se rendre dans la province de Campong Siem, qui est située entre le grand fleuve et le lac du Cambodge. Arrivés là, ils quitteront leur barque et se rendront par terre à la frontière du Laos. J’ai obtenu du roi une lettre qui ordonne aux mandarins cambodgiens de mettre à la disposition de nos confrères la voiture et les éléphants nécessaires au transport de leur petit bagage. »
Cette première tentative d’évangélisation du Laos échoue à cause du décès prématuré du P. François Beuret, du moins si l’on en croit le rapport publié par les Lettres communes.
Mgr Miche reconnaît bien sûr que cette disparition contrarie ses plans : « Je vous ai donné avis en octobre dernier de la mort de M. Beuret, décédé à Stung Trung le 14 septembre 1853. Cette mort prématurée m’a d’autant plus affligé que le cher confrère avait toutes les qualités requises pour réussir au poste qui lui était assigné et que son décès nous fait rétrograder d’une année. Ne pouvant laisser M. Aussoleil seul au Laos, je lui adjoins M. Silvestre. Je ne crois pas que le Laos soit plus malsain que les contrées que j’habite. » Mais il porte simultanément sur cet échec un jugement d’une tout autre nature : « J’ai eu lieu de me convaincre que mes confrères cultivaient un sol ingrat, qui ne promet aucune récompense à leurs travaux. » Il n’est pas, cependant, homme à renoncer sans combattre. Le Laos étant sous la domination du Siam, c’est à Bangkok qu’il convient de chercher une solution : « Nos confrères vivent au Laos, au milieu d’une population dont l’esprit servile offre bien peu d’espoir de conversion : c’est la crainte de déplaire aux mandarins et d’en être maltraités qui les retient enchaînés aux pieds de leur idole. Une lettre du roi de Siam lèverait bien des difficultés, mais je doute que nous puissions l’obtenir. »
En 1855, il se rend tout de même à Bangkok pour demander au roi l’autorisation d’envoyer des missionnaires au Laos. Là-bas, il compte sur l’appui de Mgr Pallegoix, devenu l’ami et le confident du nouveau souverain siamois, Rama IV. Malheureusement, ce prélat n’est pas à Bangkok et, la saison des pluies approchant, il faut songer à repartir au plus vite. Sans l’appui de son confrère, Mgr Miche tente sa chance auprès du souverain et obtient gain de cause. Le voyage de retour, en janvier 1856, est éprouvant à cause de l’inondation :
« Mes éléphants traversèrent cette plaine ayant de l’eau jusqu'au ventre. Quant aux voitures, on détela les buffles et les conducteurs portèrent tour à tour les effets et les charrettes à travers cette mer jusqu’au hauteurs voisines. »
Rentré au Cambodge, dûment muni de l’autorisation royale, il envoie aussitôt l’un de ses missionnaires vers l’est du pays : « M. Aussoleil m’a accompagné jusqu’à l’entrée du grand lac et de là je l’ai envoyé vers l’est pour visiter certaines peuplades connues sous le nom de Cuey : c’est une race qui tient à la fois des Cambodgiens et des sauvages évangélisés par Mgr Cuénot. Il paraît, d’après les renseignements pris sur les lieux par ce cher confrère, qu’il y aurait de bien grandes difficultés à vaincre pour instruire ces peuples. Ils sont nomades, dispersés par petits groupes au milieu de leurs forêts. Le riz qu’ils récoltent leur suffit à peine pour la moitié de l’année ; une fois à bout de leur petite provision, ils vivent de plantes et de tubercules sauvages. Les missionnaires qui travailleraient à leur instruction seraient obligés de les suivre et manqueraient souvent du nécessaire. Ajoutez à cela qu’ils sont adonnés aux superstitions, ont aussi leurs pagodes et leurs talapoins. »
Quelques mois plus tard, il dresse un piètre bilan de tous ces efforts : « La lettre de passeport que j’avais obtenue du roi de Siam ne nous a été d’aucune utilité. Les mandarins siamois en ont éludé la teneur et ont su si bien faire jouer les ressorts de leur politique tortueuse qu’ils ont forcé les PP. Aussoleil et Silvestre de revenir au Cambodge. Il paraît que la mission des sauvages va fort mal : les sauvages baptisés l’an dernier ont presque tous apostasié. Les deux postes les plus rapprochés du Cambodge vont être abandonnés. C’est vraiment déplorable que tous les soins que Mgr Cuénot a donnés à cette partie de la mission n’aboutissent à rien. »
En dépit des autorisations concédées à Bangkok, que les missionnaires produisent à chaque contrôle, les mandarins n’ont de cesse qu’ils ne soient parvenus à les retarder : « Qui sait, note Mgr Miche désabusé, peut-être qu’une lettre secrète partie de Bangkok a prescrit aux gouverneurs la conduite qu’ils ont tenue envers nos confrères : cela s’est vu plus d’une fois dans le pays. » Il ne se décourage pas pour autant et organise en 1857 une nouvelle tentative qui, endeuillée par la mort d’un autre missionnaire, n’obtient pas plus de succès que les précédentes.
En réalité, l’évêque ne se fait plus d’illusions sur la possibilité de convertir les habitants du Laos. Déjà, au début de l’année 1856, il brossait un tableau pessimiste des chances de réussite : « Les principaux obstacles que présente la conversion des laotiens sont : 1° L’esclavage : il y a au moins la moitié de la population qui est esclave. L’autre moitié comprend les hommes de corvée et les maîtres des esclaves. Leur conversion offre les mêmes difficultés (entre les esclaves et les hommes de corvée) que celle de ces derniers à cause de la dépendance servile où ils sont par rapport à leurs chefs. Il y a deux sortes d'esclaves : les esclaves pour dettes, ce sont les plus nombreux et les esclaves qui sont achetés chez les sauvages pour les revendre ou pour les garder s’ils leur plaisent. Or presque tous ces esclaves ont été réduits en esclavage contre toute justice. 2° Le manque de liberté religieuse : il n’y a aucune loi qui défend aux laotiens de se faire chrétiens. Mais les mandarins, soit pour plaire au roi de Siam, soit par préjugé, ou par haine contre le christianisme, ou peut-être encore par crainte de froisser les croyances populaires détournent leurs administrés de se faire chrétiens. Les convertis se voient menacés d’être réduits en esclavage. 3° L’indifférence de ces peuples, leur indolence, leur attachement obstiné à toutes les superstitions du bouddhisme : on dirait que Dieu pour les punir de l’abus déplorable qu’ils ont fait des lumières de la raison, les a plongé dans cet affreux aveuglement : ut videntes non videant. Ils comprennent tous que la religion chrétienne est belle, la plupart avouent même quelle est la seule vraie et cependant, nous n'avons pas vu un seul parmi eux qui fût convaincu de la nécessité de l’embrasser. 4° Les difficultés de circuler librement pour pouvoir prêcher. »
Mgr Miche, on le voit, relève plusieurs sortes d’obstacles rédhibitoires à l’évangélisation de ce pays. Certains se rapportent à la situation politique intérieure, à la difficulté de circuler pour pouvoir prêcher, au manque de liberté religieuse. D’autres proviennent des coutumes sociales et culturelles ; l’esclavage, qui lie les esclaves à la religion de leurs maîtres, le poids des superstitions. Mais le principal réside dans la nature anthropologique même de ce peuple, indifférent à la vérité par indolence, incapable d’aller vers elle par entêtement. Il y a, dans le troisième paragraphe, une étonnante contradiction : comment les Laotiens pourraient-ils être à la fois superstitieux et avoir abusé des lumières de la raison ? Cette dernière expression est assez surprenante. Mgr Miche, entraîné par sa plume, commet-il une sorte de lapsus, qui lui fait dénoncer à propos du Laos le rationalisme des Lumières, source de scepticisme en Occident ? Serait-ce une façon involontaire de reconnaître que les Laotiens, loin d'être conformes au mythe occidental du bon sauvage, sont au contraire doués de raison, ce qui précisément rend la tâche des prédicateurs bien plus ardue ? Est-ce pour cela que les « sauvages » des montagnes de l’est ou des villages isolés des rives du grand fleuve, sont devenus petit à petit la cible privilégiée des missionnaires ?
Quoiqu’il en soit, l’espoir de christianiser le Laos paraît mince. Trois ans plus tôt, l’évêque de Dansara affirmait pourtant : « Quelles sont, me direz-vous, nos espérances pour l’avenir ? Nos espérances ! Elles reposent toutes sur l’inconnu. C’est vers le Laos que nous portons nos regards. Et à défaut du Laos, nous nous jetterons sur les sauvages de l’est. » Faut-il en déduire que déjà, la mission du Cambodge ne lui paraissait plus prometteuse ? Il semble bien, en effet, que le prélat s’en soit relativement désintéressé à partir de 1853. Des rapports qu’il envoie à Paris, les Lettres communes retiennent qu’il n’attend plus grand-chose de ce pays : « Mgr Miche, ainsi que nous le disions l’année dernière, n’ayant que peu à faire au Cambodge, a tourné principalement ses efforts et ses espérances vers le Laos, qui fait aussi partie de sa mission. »
3.4 Les désillusions au Cambodge
Pourquoi le Cambodge reste-t-il imperméable à l’évangélisation, jusqu'à provoquer la désaffection de Mgr Miche pour cette partie de son vicariat apostolique ? La monarchie cambodgienne est partiellement mise hors de cause car ses relations avec les missionnaires sont plutôt stables : « Nous sommes toujours en très bon rapports avec les autorités du Cambodge, constate le prélat en janvier 1856, et le voyage que j’ai fait à Bangkok n’a pas peu contribué à les consolider. Le roi a cessé d’appeler nos chrétiens à la capitale pour y prendre part à quelques cérémonies superstitieuses. » Quelques années plus tôt, avant le voyage à Bangkok, les choses n’allaient pas si bien : « Vous savez sans doute que le roi du Cambodge a témoigné jusqu’ici beaucoup de bienveillance aux missionnaires. M. Borelle m’écrit que ses bonnes grâces déclinent à vue d’œil, et qu’il se montre très froid à leur égard. Cela ne m’étonne pas car ce prince est l’inconstance même. Il voudrait trouver en eux des chimistes, des minéralogistes et malheureusement ils ne peuvent satisfaire ses désirs. Nolite confidere in principibus. »
Cela éclaire un aspect du comportement des royautés asiatiques à l’égard des occidentaux, dont elles attendent un concours moins spirituel que technique. Une lettre du 18 décembre 1859 nous apprend d’ailleurs à ce sujet, que Mgr Miche a fourni au roi du Cambodge les instruments lui permettant de battre monnaie. Les raisons du médiocre résultat obtenu au Cambodge se trouvent donc ailleurs. Les Annales, qui se font l’écho des rapports que le vicaire apostolique adresse à ses confrères parisiens, dépeignent en termes peu flatteurs la population du Cambodge composée, « d’indigènes fanatisés par le bouddhisme et d’une nature apathique, d’émigrés annamites, la plupart insolvables et qui fuient leurs créanciers et de Chinois marchands et fumeurs d’opium, surtout ceux qui habitent les villes. Il n’y a à peu près que les Chinois des campagnes qui puissent être évangélisés avec quelque fruit. »
On reconnaît là un lieu commun : la ville est corruptrice, la campagne préserve l’innocence des individus. En France, au même moment, c’est aussi principalement vers les campagnes que se porte l’effort de rechristianisation. Un confrère de Mgr Miche, le P.Antoine Basset, conteste formellement, pour sa part, cette distinction : « Les chinois qui font des jardins ou des champs sont aussi voleurs, joueurs, fumeurs d’opium que ceux des villes. Avec les mêmes vices et plus attachés aux superstitions du pays, ils ont moins d’indépendance et de courage pour oser se débarrasser des préjugés locaux. Le pain de l’intelligence les trouve complètement indifférents. Ce qu’ils demandent, c’est la nourriture grossière, animale du corps. Ceux qui, venant de la Chine depuis de longues années ont épousé des femmes cambodgiennes sont cambodgiennisés. Leurs femmes, toutes dévouées aux bonzes et à Samonotudom sont de vraies ministres de Satan. »
Deux figures typiques apparaissent ici : celle du paysan fruste adonné aux superstitions parce qu’inculte, bestial, parce que vivant près des bêtes et celle de la femme qui induit en tentation. En Asie, la dépravation revêt une forme singulière, l’opiomanie : « Les Chinois qui habitent les villes sont tous adonnés à l’opium. Ailleurs, cette passion est modérée par la loi civile. Au Cambodge, le roi lui-même est le premier marchand d’opium du pays et le corrupteur de son peuple. Ses navires ne reviennent de Singapour que chargés d’opium. » déplore Mgr Miche, car il n’y a rien à faire contre cette habitude.
Dans quelle direction faudrait-il orienter les tentatives de l’évangélisation ? L’évêque de Dansara esquisse à la fois un bilan et un programme : « Il est certain, pour quiconque a vécu quelques années au Cambodge, qu’on ne pourra jamais obtenir quelque succès que ce soit parmi les Cambodgiens, à moins que par le rachat des esclaves pour dette : mais cette voie est longue et dispendieuse. »
L’institution de l’esclavage pour dette est ancienne et invétérée, au Cambodge comme au Laos. On tombe en esclavage pour avoir contracté un emprunt que l’on ne peut rembourser. La contrainte par corps s’applique alors jusqu’à l’annulation de la dette. Le créancier peut racheter sa dette, mais l’esclavage n’éteint que les intérêts de celle-ci, pas le capital ; or les taux d’intérêt, légalement fixés à 30 %, sont en fait pratiquement libres, usuraires au point que le débiteur est à la merci de son créancier, parfois jusqu'à la fin de ses jours. Les intérêts dépassant très rapidement le capital, le rachat de la dette devient quasi impossible. Si Mgr Miche se mêle, dès sa nomination épiscopale, de ces questions, c’est parce qu’il arrive que les missionnaires se portent acquéreur d’esclaves : « Pour régulariser la correspondance et l’envoi des provisions, ces Messieurs seront obligés d’acheter quelques esclaves, car d’ici je n'ai pratiquement personne à ma disposition pour cela et nous ne pouvons convenablement aller frapper sans cesse à la porte du roi. »
C’est aussi parce que des chrétiens indigènes et parfois les missionnaires eux-mêmes, (sans pour autant devenir esclavagistes), pratiquent l’usure. En février 1854, contestant l’opinion de certains de ses confrères à ce sujet, le prélat envoie à Rome une lettre circonstanciée pour demander des instructions : « Dans le courant de cette année, j'ai reçu deux lettres de Rome qui m’étaient adressées, dont l’une du cardinal Fransoni qui m’annonçait la réception de ma lettre concernant les esclaves de ce pays et l’autre qui contenait la réponse à mes doutes sur cette question. » Rome lui donne entière raison et enjoint aux missionnaires de s’en tenir à la loi et non à la coutume : « J’ai appris qu’on enseignait à Pinang qu’on peut dans chaque pays retirer du prêt l’usure fixée par la loi civile. C’est une erreur ! En Cochinchine, comme en Chine, le taux légal est de 30 pour 100. Il y a 2 ans, Mgr Lefebvre a écrit une lettre circulaire à ses prêtres pour leur enjoindre de ne pas inquiéter ceux qui prêtent à plus de 30 pour 100. J’ai voulu arrêter sa circulaire, je l’ai combattue, il a tenu bon. Alors j’ai déféré l’affaire à Rome. La réponse vient d’arriver et la doctrine de la circulaire est condamnée. La Sacrée Congrégation veut qu’on examine dans chaque cas particulier s’il y a des titres extrinsèques et combien on peut pourvoir selon les qualités de ces titres, et elle défend de fixer un taux. Ici la loi civile permet de retirer du prêt ce que l’on veut. Les plus modérés prêtent à 60 pour cent et le plus grand nombre à 200 et 300 pour cent. La loi ne s’y oppose pas. Ces taux exorbitants seraient cependant légitimes selon la doctrine qu’on prête aux professeurs du Collège. Je ne puis croire cela. »
La décision romaine n’obligeant que les missionnaires et bien sûr, le cas échéant, les chrétiens indigènes, il est peu probable que le rachat d’esclaves pour dettes en ait été facilité. Nous savons seulement qu’en 1858, Mgr Miche a racheté un esclave pour dette que son maître battait et qui souhaitait devenir chrétien. Mais le témoignage d’Antoine Basset quant à l’efficacité du rachat des dettes pour la conversion est plutôt dubitatif : « Voici comment s’opèrent les conversions parmi les chinois. Un chrétien rencontre-t-il quelqu’un de sa connaissance, un jeune homme qui n’a pas de travail. Il l’engage à venir me demander à embrasser la religion, parce que nous nourrissons les catéchumènes pendant qu’ils apprennent le catéchisme. Celui-ci y consent comme à un pis-aller. Mais il faut commencer par payer les dettes. Le baptême conféré, mon néophyte part pour aller gagner sa vie et souvent, on ne le revoit plus. »
Chaque année, les Annales de l’OPF et les Lettres communes, s’appuyant sur les informations fournies par les vicariats apostoliques, publient des statistiques. Pour l’année 1856 au Laos, par exemple, elles annoncent : « Confessions annuelles, 324, nombre de chrétiens, 507, baptêmes d'adultes, 33, baptêmes d’enfants de payens, 408. » Il est habituel de trouver, dans ces tableaux établis par les missionnaires, le nombre des baptêmes in extremis d’enfants. Mgr Miche fait observer qu’au Cambodge, « il est très rare qu’on puisse parvenir jusqu’auprès des enfants malades parce que les Cambodgiens payens observent un régime superstitieux qui consiste à fermer la porte de leur maison quand un enfant est malade. »
Les circonstances des conversions ne sont pas précisées ; il n’est pas possible d’en mesurer la solidité. Au total, les recensement faits par les missionnaires semblent indiquer qu’au cours de cette période d’une dizaine d’années, le nombre de chrétiens au Cambodge comme au Laos n’a guère progressé, ne dépassant pas le millier.
4- Un intermédiaire entre les puissants
4. 1 Débuts de la colonisation du Vietnam (1856-1862)
Le 16 septembre 1856, le Catinat jette l'ancre à Tourane, port de la capitale impériale. Porteur de lettres et de présents, il attend l’arrivée de Charles de Montigny, plénipotentiaire chargé d’une mission diplomatique auprès de l’empereur Tu Duc. Or, l’attitude de l’empereur d’Annam à l’égard des Occidentaux s’était considérablement durcie, allant jusqu'à interdire formellement tout contact avec eux. En butte à la mauvaise volonté des mandarins, le commandant du Catinat fait bombarder les forts de Tourane, afin d'obtenir que les lettres soient portées à Hué et que l’on ravitaille son navire. Montigny ne paraissant pas, le navire français repart pour Hongkong, décision que les Vietnamiens interprètent comme un aveu de faiblesse. Au mois d’octobre, un second navire, la Capricieuse, mouille à son tour dans le port de Tourane. Le commandant Collin entame les négociations, en l’absence de Montigny. Au nom du gouvernement français, il demande la liberté de commerce, la résidence d’un consul à Hué, le droit d’établir un comptoir à Tourane, (droit accordé autrefois par Gia Long) et la liberté religieuse pour les missionnaires et les chrétiens.
Alors même que se déroulent ces pourparlers, Tu Duc met ses armées sur le pied de guerre. Montigny n’arrivant toujours pas, les français lèvent l’ancre sans avoir rien obtenu et regagnent Hongkong. Montigny ne parvient à rallier Tourane qu’en 1857. Son navire, quittant la Thaïlande, est dérouté par un typhon ; il doit faire relâche à Singapour, se rendre à Bornéo, puis à Manille. Il met enfin le cap sur Tourane, où il n’arrive que le 23 janvier, à bord d’un petit navire à vapeur. Mgr Miche est du voyage, en tant qu’interprète et ami des rois de Siam et du Cambodge. Le 21 novembre 1856, il écrit de Singapour, au P. Martin, supérieur du Collège de Pinang : « Vous savez que M. de Montigny en quittant Bangkok, a passé par Campot pour me prendre et me conduire en Cochinchine. C’est le 22 octobre que nous avons mis à la voile. Arrivés sur les côtes du Ciampa, nous avons trouvé la mousson du Nord Est si bien carabinée qu’après 8 jours d’une lutte inutile et dangereuse nous avons été forcés de mettre le cap sur Singapour. Nous manquions de charbon, nous allions manquer de vivre et la machine était toute détraquée. Je pense que nous pourrons partir au commencement de décembre. Mais en faisant le grand tour par les Célèbes et Manille. Ce contretemps pourra faire échouer la mission de M. de Montigny à Hué, car le Catinat et la Capricieuse, qui nous attendent depuis longtemps à Tourane, ne nous voyant pas venir, pourront fort bien partir pour la Chine et le cas échéant, M. le Plénipotentiaire n’aura pas assez de force pour intimider le gouvernement annamite en cas de besoin. » C’est exactement ce qui s'est passé. Privé de l’appui des canonnières, les négociations, qu’il reprend pourtant, n’ont guère de chance de succès. Il quitte finalement la Cochinchine en février, débouté de toutes ses requêtes, mais en recommandant expressément les missionnaires à l’empereur Tu Duc.
Après son départ, les persécutions reprennent avec une violence telle qu’un évêque missionnaire en Cochinchine, Mgr Pellerin, décide de rentrer en France pour réclamer le secours du gouvernement. A Biarritz, en 1858, il obtient une entrevue avec Napoléon III, qui lui promet d’agir. Napoléon III, quant à lui, cherche l’appui des catholiques. Malgré l’attentat d’Orsini en janvier 1858, il a conservé son soutien à la cause de l’unité italienne. Préjudiciable à la papauté, cette politique lui vaut l’hostilité croissante des milieux catholiques. En allant au secours des missionnaires, il espère apporter la preuve de ses bonnes dispositions envers l’Eglise.
Entre 1858 et 1860, deux nouvelles interventions anglo-françaises ont eu lieu en Chine, afin d’assurer la sécurité des marchands et des missionnaires. Pékin est occupé et deux traités sont signés, (Tien-tsin en 1858, Convention de Pékin en 1860), accordant aux Occidentaux l’ouverture de nouveaux ports et l’installation de missions chrétiennes dans l’intérieur de l’Empire. C’’est également sous prétexte de protéger les missionnaires qu’en 1858, l’escadre franco-espagnole de l’Amiral Rigault de Genouilly, de retour de Chine, reçoit l’ordre de bombarder Tourane. L’Amiral faisait ainsi le premier pas français vers la colonisation du Vietnam, rapidement suivi par la prise de Saigon, en 1859. Entre 1861 et 1864, les troupes françaises des amiraux Charner et Bonard se lancent à la conquête des trois provinces de l’est de la Cochinchine, Bien Hoa, Gia Dinh et Dinh Tuong, régions-clés de l’approvisionnement en riz. Tu Duc, harcelé de toutes parts, (une révolte vient d’éclater au Tonkin), finit par céder. Il se résigne à signer, le 5 juin 1862, le traité de Saigon, qui ouvre trois ports, dont Tourane, au commerce français et garantit la liberté religieuse aux missionnaires et aux catholiques.
4. 2 Le Protectorat français au Cambodge (1863)
En 1856, avant de se rendre à Tourane, Montigny aurait dû rencontrer Ang Duong. En 1854, ce dernier avait envoyé un émissaire auprès du consul de France à Singapour, afin de solliciter l’aide de Napoléon III contre ses deux envahissants voisins, les royaumes de Siam et d’Annam. Il avait notamment fait savoir que les territoires situés entre la branche occidentale du Mékong et le golf de Siam (la région de Ha Tien), annexés en 1846 par le Vietnam, était véritablement terre cambodgienne et réclamait leur restitution.
La mission Montigny au Cambodge échoue cependant pour plusieurs raisons. En premier lieu parce que la diplomatie française vise avant tout à conserver de bonnes relations avec le royaume de Siam, avec lequel Montigny signe un traité en 1856. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire des Siamois que Montigny a tout d'abord tenté de rencontrer le roi Khmer. Or le royaume de Siam cherche à renforcer son emprise sur ce qu’il considère comme une « province tributaire », au fur et à mesure que l’autre suzerain du Cambodge, l’Annam, aux prises avec les français, s’affaiblit.
Mgr Miche cherche à faciliter l’entrevue : « Lorsque je sus que M. de Montigny passerait au Cambodge avec l’intention de s’aboucher avec le roi lui-même, j’en donnais avis à sa majesté. Les mandarins s’opposaient au départ de sa majesté de peur de porter ombrage à la cour de Siam qui craint toujours que le monarque cambodgien ne s’appuie sur les européens pour se rendre indépendant. Malgré cela, le roi m’a fait dire qu’il viendrait lui-même et il envoya un mandarin à Kampot pour lui préparer des appartements. » Or, ce mandarin est un espion de la cour de Siam.
Les semaines passent et Montigny n’arrive toujours pas : « Nous voilà en septembre et M. de Montigny attendu tous les jours depuis plus d’un mois ne paraît pas encore. Il paraît que le roi de Siam est la cause de ce long retard. Il retient les Français à Bangkok pour donner au roi du Cambodge le temps nécessaire de faire les préparatifs pour recevoir nos compatriotes d’une manière splendide. C’est le roi du Cambodge qui me donne avis de tout cela. En conséquence, on fait une levée en masse dans toutes les provinces de l’Ouest ; non pas de soldats mais de poules, de canards et de cochons pour héberger son excellence et sa suite. Le pauvre peuple ne peut pas s’occuper de la plantation des rizières. Les uns réparent la route, les autres construisent des maisons de relais pour les mandarins et leur suite, ceux-ci vont couper du bois pour les bateaux à vapeur. Le roi vient de m’envoyer deux mandarins pour me prier de faire mon possible afin d’engager M. de Montigny à passer en Basse Cochinchine pour se rendre jusqu'à la capitale en remontant le fleuve du Cambodge. Voyez-vous la ruse ? Les Cochinchinois s’opposeront au passage du bâtiment français. Ceux-ci iront de l’avant et s’il le faut donneront une bonne peignée aux Annamites. Le roi du Cambodge rira dans sa barbe ou peut-être profitera-t-il de l’embarras de ses ennemis pour tomber sur eux. Je ne puis croire que M. de Montigny donne dans ce plan. Ce serait nuire aux négociations qu'il se propose d’entamer avec Hué, à moins qu'il n’eût reçu de l’empereur des instructions qui autorisent une telle conduite. »
Montigny enfin arrive à Kampot, mais aussitôt le roi tergiverse car il a reçu une missive de Bangkok, qui l’accuse de haute trahison, le soupçonnant « d’appeler les français dans son royaume pour se rendre indépendant ». Une autre lettre est simultanément envoyée à Mgr Miche, dans laquelle le roi de Siam cherche à l’amadouer, regrettant notamment les difficultés rencontrées par les missionnaires au Laos : « Telle est la politique siamoise », soupire Mgr Miche. Finalement, Ang Duong ne paru jamais : « Le roi prétexta un malaise qu’il n’avait pas et ne vint pas : il envoya ses trois premiers ministres à Kampot avec quelques présents en sucre et poisson sec pour les bâtiments français et en ivoire et soie pour l’empereur. M. de Montigny leur demanda sils avaient des lettres de plein pouvoir pour traiter : leur réponse fut négative. »
En revanche, ils étaient porteurs d’une lettre adressée à l’évêque de Dansara. Curieusement, le roi Khmer s’y plaignait non du Siam, mais de la Cochinchine, qui lui avait enlevé près de la moitié de son héritage et demandait à Mgr Miche qu’il traduisît sa lettre à M. de Montigny, « pour obtenir aide et secours ». Il est probable qu’elle lui avait été dictée par les mandarins au service du Siam. De plus Montigny, que Mgr Miche juge « cassant », auquel il reproche de « gâter les affaires » et de ne jamais écouter ses conseils, charge un missionnaire, le P. Arsène Hestrest, de faire savoir au roi cambodgien qu’en échange de la protection française, il pourrait avoir à céder l’île de Koh Tral (Phu Quoc), dans le golfe de Siam, parce qu'elle présente un intérêt stratégique pour la marine. Le P. Hestrest est fort mal reçu et sa démarche provoque même un accès de persécution religieuse à Battambang, où des chrétiens sont forcés à assister aux cultes superstitieux. L’évêque de Dansara se rend chez le roi : « L’urbanité, lui dis-je, doit être observée au moins aussi strictement entre deux puissances qu’entre des particuliers et quand c’est la plus forte qui se trouve offensée, il peut en résulter de graves conséquences. » Le roi, entouré d’espions, parvient à lui chuchoter : « Que voulez-vous que je fisse ? Si vous étiez venu vous-même, nous aurions traité l’affaire en tête à tête. Voilà donc la clef du mystère, semblable à un automate, il n’a de mouvements que ceux qui lui sont imprimés par la main de fer du roi de Siam. »
Peu après la prise de Saigon par la marine française, en 1859, une révolte éclate en Basse Cochinchine. Elle est fomentée, si l’on en croit Mgr Miche, par le roi lui-même, sur les conseils de deux missionnaires : « Mgr Lefebvre et le P. Borelle ont fait dire au roi du Cambodge qu’ils le verraient avec plaisir attaquer les Annamites par le Nord. Notre monarque, poussé par le désir d’avoir sa part du gâteau, l’a fait, à mon grand déplaisir. Quelle honte pour la France de mendier l’appui du Cambodge pour réduire la Basse Cochinchine. » Les troupes cambodgiennes, comptant prématurément sur un soutien militaire français qui tarde à se manifester, essuient une défaite : « Les Cochinchinois n’ont qu’à se montrer pour causer une déroute générale et, dans ce cas, c’en est fait de tous nos établissements. » déclare l’évêque de Dansara, qui milite désormais pour une intervention française énergique au Cambodge : « Le sentiment de Monseigneur, écrit Jean-Baptiste Barreau, c’est que c’en est fait du Cambodge si les français ne viennent au plus tôt achever la guerre de Cochinchine. Fiat ! Peut-être qu’un changement dans les affaires du gouvernement emmènera une meilleure disposition vers la religion. » En dépit de ces troubles, l’infatigable prélat occupe son poste sans désemparer : « Par suite de la guerre du Cambodge avec la Cochinchine, guerre bien plus innocente que celle de Garibaldi en Italie, tous nos chrétiens ont été continuellement employés à l’armée, au point que nos églises étaient presque désertées. Il ne restait que les femmes et les enfants. Il reste encore une vingtaine de catéchumènes. Il y a eu 1462 confessions et 1387 communions. Le nombre d’enfants de payens baptisés in art. mortis est de 400. » L’allusion à Garibaldi n’est pas surprenante de la part d’un ecclésiastique appartenant qui plus est, à une société religieuse d’esprit ultramontain, l’unité italienne portant préjudice aux intérêts territoriaux de la papauté.
En novembre 1860, le roi Ang Duong s’éteint. Dans tout le pays, les hommes doivent se raser la tête et porter, jusqu'à la repousse des cheveux, des vêtements blancs en signe de deuil : « Vous savez déjà, écrit Mgr Miche, que notre vieux monarque est décédé en octobre dernier. En bon bouddhiste, il a ordonné dans son testament de déchiqueter sa chair pour la donner en aumône aux vautours et aux corbeaux ; les charcutiers ont été payés d’avance ! ».
La disparition du roi et l’avènement de son fils aîné Norodom, n’altèrent pas davantage les relations de la cour cambodgienne avec les missionnaires. Certes, Mgr Miche ne sent aucune estime pour le jeune monarque : « Son fils aîné lui succède et le fait déjà regretter. C’est un jeune homme distrait, sans aplomb, à qui la couronne a fait tourner la tête. » Son entourage est pire encore, bien que partiellement composé de chrétiens : « Il choisit ses mandarins parmi la fine fleur de la canaille. Nous avons maintenant trois de nos chrétiens grands mandarins. Si j’avais eu voix d’exclusion, je n’aurais rejeté que ces trois mauvais garnements qui sont d’origine portugaise. Il faut subir ce méfait. » Dans une lettre plus ancienne, le prélat s’indignait déjà des intrigues menées auprès du roi par « un portugais mormon polygame. »
Le schisme de Goa, au cours duquel missionnaires français et portugais s’affrontèrent pour la suprématie sur les territoires des missions en Indes et en Malaisie a, semble-t-il, laissé quelques mauvais souvenirs ! Si l’évêque de Dansara n’est pas dupe, il n’est pas inquiet non plus. Il sait que Norodom, élevé à Bangkok, est une créature du Siam et n’a pu accéder au trône qu’avec l’assentiment du monarque siamois : « Je suis toujours en très bon termes avec la nouvelle majesté. Mais je ne m’y fie pas. Elle sait que le roi de Siam, son suzerain, m’aime et m’estime et cela suffit pour la maintenir dans les bornes du devoir et de la stricte équité envers nous. »
En dépit de l’échec de la mission Montigny, le Cambodge reste un élément non négligeable de la stratégie française en Cochinchine. Il pourvoit aux besoins en viande du corps expéditionnaire (7 à 8000 bœufs) et se trouve sur une route commerciale, drainée par le cours inférieur du Mékong et aboutissant à Saigon. Enfin, l’Angleterre, déjà présente en Malaisie, exerçant maintenant son influence sur le Siam, menace les positions françaises dans la région. Paris en vient donc à envisager non seulement de se substituer à l’Empire d’Annam au Cambodge, mais aussi d’en écarter le royaume de Siam.
Mgr Miche s’attendait à une reprise des négociations. En février 1861, il écrit : « Les grosses cloches n’ont pas encore sonné. Les présents de l’empereur au roi du Cambodge sont à Saigon. Nous allons donc voir un contre-amiral ou vice-amiral au Cambodge. On fera un traité car il y a des relations internationales à régler. Je tiens à me trouver sur les lieux quand le moment sera venu de mettre la main à l’œuvre afin de sauvegarder les intérêts de ma mission, fut-ce en pure perte. »
Il voyait juste. Les ambassades se succèdent au Cambodge. L’Amiral Charner, commandant le corps d’occupation française à Saigon, envoie à Norodom un message d’amitié en mai 1861 : « Nous avons eu à Kampot, note Mgr Miche, la visite d’un vapeur français. Le bon, l’excellent commandant Lespès avait été député de Saigon par M. Charner pour présenter enfin à notre roitelet les présents de l’empereur (2 vases de porcelaine de Sèvres ; margaritas ante porcos). Il avait ordre de s’entendre avec moi. Je l’ai donc conduit à ma résidence et j'ai fait mon possible pour lui procurer une réception splendide. J’ai réussi et j’ai grandi d’un mètre ! »
C’est alors qu’une guerre civile déchire le pays, opposant Norodom à son frère Siwotha, jeune prince que Mgr Miche avait rencontré lors des funérailles de leur père : « Dernièrement, le plus jeune frère, otage du roi de Siam, est revenu au Cambodge pour assister aux funérailles de son père. Il s’est empressé de me faire une visite et il a eu le front de me dire à l’oreille ; le jour où vous voudrez, je serai roi du Cambodge. Je lui répondis que je n’étais rien au Cambodge, que je ne fais pas de politique et que mon unique soin était d’instruire mes chrétiens et de leur apprendre à servir Dieu et le roi avec une fidélité inviolable. Malheureusement pour moi, le roi de Siam est convaincu que je suis tout au Cambodge et c’est pour cela qu’il cultive mon amitié. »
A la rébellion s’ajoute soudain une révolte des Chams. Réfugiés en Basse Cochinchine, où ils vivent pauvrement, explique Mgr Miche, ils se sont alliés aux Malais, musulmans comme eux, qui les suivent aveuglément, reconnaissant en eux des descendants du prophète. Les chrétiens sont parmi leurs premières victimes : « Le lendemain matin, des Malais et des Chams ont pénétré dans notre église pendant l’office et se sont avancés insolemment jusquau Maître-autel. Avertis de se retirer, ils ne l’ont fait qu’en murmurant des menaces. »
Le prélat, plus que jamais convaincu de la nécessité d’une ingérence française au Cambodge, ne cesse d’envoyer des lettres à l’amirauté, à Saigon : « Je donne tous les renseignements capables de faire tourner l’expédition à bonne fin, soit pour la France, soit pour les missions. » La plupart sont interceptées : « Un chef de brigand avait arrêté et brûlé à plusieurs reprises mes lettres à M. Charner. Que dis-je ? Ce Robespierre du Cambodge avait décapité un de mes courriers, coupable du seul crime d’avoir été trouvé nanti d’une de mes lettres à l’adresse de M. l’amiral. » Mais la ténacité finit par payer. A plusieurs reprises, un bâtiment de la marine française se montre à proximité des côtes cambodgiennes, rétablissant temporairement le calme : « Vous savez qu’à ma demande, M. Desvaux, commandant supérieur de My-Tho, nous a expédié une canonnière qui est arrivée ici le 1er septembre. Elle a reparu dans nos eaux deux autres fois et chaque fois, sa courte apparition a produit un excellent effet, en dépit des instructions beaucoup trop limitées données à M. le commandant Salmon qui s’est montré envers nous comme un véritable ami. »
L’opération était apparemment destinée à soustraire les missionnaires aux rigueurs de la guerre civile en les rapatriant vers la Cochinchine pacifiée : « L’unique but de la mission de cet officier était de nous prendre à son bord et de nous conduire à son bord à My-Tho. Inutile de vous dire que cette offre a été refusée ; que seraient devenues les brebis en l’absence du pasteur ? » Non seulement Mgr Miche reste à son poste, mais il parvient à obtenir du chef des rebelles une indemnité de 60 barres d’argent, qui est distribuée aux chrétiens de Battambang et surtout à ceux de Phnom Penh, plus directement exposés aux pillages : « Tout fut promis, car le canon rayé faisait peur. » Peu après, il apprend que les Siamois, toujours poussés à maintenir leur tutelle sur le Cambodge, tentent de porter le prince révolté sur le trône, à la place de son frère : « On est venu m’annoncer que quatre bateaux à vapeur siamois venaient d’arriver à Kampot amenant le prince rebelle pour monter sur le trône ! Jai peine à en croire mes oreilles. Nous attendions le prince légitime dans la huitaine et la même nouvelle porte qu’on va le conduire de Battambang à Bangkok. C'est tout juste le contraire qu’il fallait faire. » Norodom, en effet, est provisoirement assigné à résidence à Bangkok. L’amirauté française n’ignore rien de ces manœuvres, dont l’Angleterre tire les ficelles : « La politique d’usurpation que mène le Siam depuis l’affaiblissement par nos armes de la Basse Cochinchine, que dirige une main plus puissante, réduira à néant, si nous n'y prenons garde, l’admirable position que nous avons en Cochinchine. »
Cependant, la décision d’agir n’est pas encore prise. En revanche, la France cherche à éteindre la rébellion par des moyens détournés. Dans une lettre du 6 mai 1862, Mgr Miche raconte que neuf francs-tireurs, qu’il surnomme « les neuf garibaldiens français », sont logés chez lui. Ce petit groupe, composé de « deux sergents libérés du service, d’un nègre de la Martinique, de deux cuisiniers, de deux maîtres d’hôtel et de deux matelots », fait discrètement des opérations de sabotage dans les lignes rebelles : « Il paraît que le gouvernement français qui a des vues sur le Cambodge, les soutient en secret. Si l’Angleterre et Siam font une réclamation on dira que ce sont des gens sans mission et s’ils échouent on les désavouera. Je ne me suis pas caché pour leur dire qu’ils me compromettent. C’est chez moi qu’ils logent et qu’ils mangent, qu’ils préparent leur armement et c’est chez moi encore qu’ils entassent leur butin. Comment voulez-vous que je ne passe pas pour être l’âme de tout ? Nos hauts bonnets à Saigon font volontiers de moi un moyen ; sauf à ces voltairiens à me sacrifier au besoin. Je n'entends pas les choses de cette oreille. Nos flibustiers partiront demain pour une seconde expédition. Dieu veuille que j’en sois délivré. La bande noire se dévore elle-même : je n'entends parler à ma table que de provocation en duel, de balles logées dans la poitrine et de six pouces de fer enfoncés dans le corps. Canailles ! »
En 1862, l’amiral Bonard se rend au Cambodge, visite Angkor, observe la situation qu’il juge préoccupante, le royaume de Siam cherchant plus que jamais à renforcer son emprise sur le Cambodge, qui s’enfonce dans le désordre. Des bandes armées écument le pays ; Mgr Miche lui-même est menacé : « M. Cordier (provicaire de Mgr Miche) annonce qu’il a reçu des nouvelles du Cambodge. La barque envoyée pour porter des lettres à Mgr Miche, ses deux rameurs et les lettres ont été saisis par les pirates des mandarins : l’un des deux rameurs sur lesquels on a fait jouer le rotin pour tâcher d’en obtenir des révélations a réussi à s’échapper et c’est de lui que M. Cordier nous dit avoir reçu beaucoup de nouvelles extrêmement tristes. Une lettre de Mgr Miche datée du 15 janvier et arrivée à My-Tho par une barque payenne confirme ces nouvelles. Le bruit qui avait couru est bien exact ; les rebelles voulaient s’emparer de Mgr Miche et de ses missionnaires et même de ses chrétiens pour les livrer aux mandarins annamites. »
En février 1863, le contre-amiral de la Grandière, successeur de Bonard, arrive à Saigon. La Cochinchine est soumise, il peut donc regarder en direction de Phnom Penh. Or, en juin, il apprend par le P. Jean-Claude Miche que Norodom, rentré de Bangkok, rechercherait la protection de la France. La Grandière, avant même que Paris n’ait donné son aval, dépêche un aviso à Oudong, (la capitale traditionnelle des Khmers), avec à son bord le capitaine de frégate Doudart de Lagrée. Une entrevue à lieu avec le monarque : Mgr Miche traduit.
Le 11 août 1863, Doudart signe avec Norodom un traité dont l’article 1er dispose que : « S.M. l’empereur des Français accorde sa protection au roi du Cambodge. » En échange, le roi accepte l’installation d’un résident français, reconnaît la liberté de circulation aux Français, le droit de prêcher aux missionnaires, accorde à la France divers avantages économiques, notamment l’exploitation des forêts pour la construction des navires, interdit le commerce de l’opium et cède un terrain à Phnom Penh où l’on construira un fort.
Subitement, Norodom recule, cédant devant l’indignation du Siam qui s’estimait spolié de ses droits sur le Cambodge : « La cour de Siam va de l’avant, déclare le traité nul et va députer ici trois grands mandarins pour couronner le roi du Cambodge, à la barbe des officiers français qui sont en station à une lieue et demi de la capitale. Je crains fort que la France ne fasse une reculade. » Mais Norodom vient à résipiscence et, le 3 juin 1864, il est couronné à Oudong en présence des officiers de la marine française.
Grâce au traité de protectorat, la France contrôlait désormais le cours inférieur du Mékong, voie qui, espérait-on, permettrait d’atteindre la Chine intérieure. Il ne restait plus à La Grandière qu’à oeuvrer pour rétablir de bonnes relations avec le Siam : le traité franco-siamois de 1867 y pourvut, moyennant quelques modifications de frontières, au détriment du Cambodge.
5- La stratégie apostolique de Mgr Miche
5.1 Incertitudes d’une entente avec la marine
Mgr Miche s’est donc trouvé au cœur des événements qui préludèrent à l’implantation de la France en Indochine. A partir de 1858, il espère ouvertement une action militaire dans son vicariat apostolique. Il aurait pourtant de bonnes raisons de se méfier des conséquences d’une mainmise française sur la région. Lors des opérations qui avaient permis de libérer les missionnaires emprisonnés dans les geôles annamites, une controverse avait momentanément divisé les milieux catholiques. L’intervention de la marine au secours des prisonniers de l’empereur d’Annam était une nouveauté : elle plut à l’Eglise. Les PP. Charrier et Galy, compagnons de captivité de Mgr Miche avaient été acclamés comme des héros à leur retour en France ; les conseils centraux de l’Œuvre de la propagation de la foi cherchèrent à tirer parti de la situation, engageant le gouvernement à montrer désormais plus de fermeté. La mission du prêtre et celle du marin ne s’étayaient-elles pas ? :
« Le marin porte à travers les mers et sur toutes les plages le nom et le drapeau de la France ; partout où il aborde, il rencontre le prêtre, l’ouvrier humble et trop souvent dédaigné de la foi catholique, mais aussi de la grandeur française ; il est témoin des transformations opérées par ses travaux ; il le voit faire de sauvages des hommes civilisés, d’ennemis de l’étranger, des amis ; il se rend compte de l’analogie de l’œuvre évangélique avec son œuvre personnelle, et il traite l’apôtre en ami, presque en compagnon d’armes. »
Mais les hautes instances des MEP se montrèrent beaucoup plus circonspectes. Alors que le culte des martyrs était en plein renouveau, elles tinrent, dans un esprit providentialiste, à rappeler les vertus du sacrifice librement consenti par les missionnaires, dont le sang, selon une antique tradition chrétienne, est censé féconder les terres païennes : « Nos chers confesseurs vous ont peut-être dit comme à nous que leurs plus beaux jours sont ceux qu’ils ont passés en prison, avec l’espérance de n’en sortir que pour aller porter leurs têtes sous la hache du bourreau. Nous laisserons donc agir la Providence, et si le tyran annamite a encore soif de sang français, il en trouvera de tout prêt à couler dans les veines de ces jeunes missionnaires qui sont allés plus nombreux prendre la place de ceux que son glaive a moissonnés. »
Par ailleurs, les missionnaires se méfient viscéralement des européens, qu’ils côtoient sur les bateaux pendant les traversées ou dans les pays de mission. Lorsqu'en 1858, Mgr Pellerin s’était rendu à Biarritz pour plaider la cause des victimes de la persécution auprès de Napoléon III, son initiative n’avait pas fait l’unanimité, certains redoutant le prix à payer pour cette éventuelle protection : « On a beaucoup discuté cette démarche de Mgr Pellerin auprès du gouvernement français. A mon point de vue, je tiens à dire que je suis de ceux qui la regrettent, parce que le pouvoir civil a coutume de faire payer trop cher la prétendue protection qu’il accorde. Je me rappelle ces graves paroles d’un évêque missionnaire : Ceux qui parlent de la protection des troupes européennes s’imaginent que les soldats ne font qu’aider et défendre. Je soutiens qu'ils font plus de mal en un jour par leurs débauches que vingt missionnaires ne peuvent en réparer en un an. »
Jean-Claude Miche partage cette suspicion, n’hésitant pas à dénoncer à l’occasion, « de mauvais français scandaleux. » De plus, l’état-major de la marine ne compte pas que des catholiques bienveillants, mais aussi, selon le mot de Mgr Miche, des « voltairiens ». Il y a encore une autre raison, proprement ecclésiastique celle-ci, d’hésiter à rechercher l’appui de la marine : « Nous savons que le gouvernement français a la coutume d’ériger des évêchés titulaires dans ses colonies et qu’il en supporte les frais. Qui sait si nous ne rencontrerons pas quelques obstacles. »
Après l’établissement du régime des amiraux en Indochine, dans les premières années de la IIIe République toujours concordataire, des querelles de préséance n’ont effectivement pas manqué d'éclater entre Mgr Miche, devenu vicaire apostolique de Cochinchine et les aumôniers de la marine.
5.2 Les fruits de l’alliance
En dépit de ses réticences et avant même la fin des opérations en Cochinchine, Mgr Miche se prononçait en faveur de l’expédition militaire française : « J’attends avec impatience des nouvelles de l’intervention des français dans les affaires de Cochinchine. Qu’y fera-t-on ? Si on occupe une partie du pays, cela pourra nous faire du bien ici. Si on se contente d’un traité, notre position sera toujours aussi précaire que par le passé. »
Quels fruits la politique de la canonnière et le protectorat ont-ils portés au Cambodge ?
En premier lieu, les rapports de forces se renversent au profit des missionnaires français. Les autorités locales, sentant le vent tourner, cherchent à se concilier les bonnes grâces des nouveaux maîtres : « On connaît partout les bonnes intentions dont le roi est animé à notre égard. Il ne fait pas un secret du projet qu’il a conçu de me confier ses deux fils pour faire leur éducation, les baptiser et les instruire comme je voudrai, sauf à leur faire faire quelques études en France, car il veut en faire des Français ! Il nous a donné une lettre royale revêtue de son sceau qui nous permet de prêcher la religion de J.C. dans tous ses états et à ses peuples de l’embrasser. Cependant n’allez pas conclure de là que la moisson est déjà mûre. Ce serait une grande erreur. Tant que quelques princes ou quelques grands personnages n’auront pas donné le branle aux conversions par leur exemple, le peuple sera toujours timide pour entrer dans cette voie de peur de déplaire à ses chefs. »
Une partie de la population, qui leur était précédemment hostile, se rallie aux missionnaires, appâtée maintenant par les protections et l’aisance relative dont ils jouissent et qui rejaillissent sur l’ensemble des chrétiens : « Aujourd'hui, il faut être chrétien pour être respecté. Des païens, les plus riches commerçants de Penompink, se réfugient auprès de nous et cherchent à Pinhalu un asile qu’ils ne trouveraient pas si assuré partout ailleurs. Depuis un mois, les chrétiens de Basse Cochinchine arrivent ici par centaine : persécutés par les mandarins, pillés, dévastés par des bandes de brigands, ils viennent chercher près de nous une sécurité qu’ils ne peuvent plus trouver dans leur patrie. Tous les jours, je fais des distributions de riz à 8 ou 900 de ces infortunés dont un bon nombre n’a apporté au Cambodge que ses quatre membres, mais mon grenier s’épuise et la faim renaît tous les jours. »
Trois ans après l’établissement du protectorat, Mgr Miche, ayant quitté le Cambodge pour Saigon, montrait rétrospectivement un fort optimisme : « La population, tyrannisée jusquà présent par les mandarins, appelaient les Français comme des libérateurs. Ces libérateurs sont venus maintenant, les Cambodgiens dans l’allégresse entendent volontiers la Bonne Nouvelle. » Mais quelques années plus tôt, il semblait se faire encore assez peu d’illusion sur la sincérité de ces conversions : « Il n’y a pas un Cambodgien qui ne sache aujourd'hui qu’on ne peut pas toucher impunément à un cheveu des chrétiens. Aussi bon nombre des payens se déclare-t-ils chrétiens en arrivant aux douanes afin d'éviter toute vexation, et beaucoup plus encore viennent me demander un passeport. Mon sceau est un véritable passe-partout. »
5.3 Un projet : le rattachement de la Basse Cochinchine au vicariat du Cambodge
Très tôt, l’évêque de Dansara paraît avoir douté qu’il fût possible de convertir les populations cambodgiennes et laotiennes. Dès la création de son vicariat apostolique, dont il avait immédiatement critiqué les frontières, une idée lui était venue : « Si j'avais été appelé à donner mon avis dans cette affaire, j’aurais voté pour qu’on adjoignit au Cambodge la dernière province de Basse Cochinchine où il y a quatre ou cinq petites chrétientés qui auraient servi de noyau pour en former d’autres. En cas d’insuccès au Cambodge, chose qui est hors de doute, les missionnaires auraient pu travailler avec fruit sur une terre féconde. »
Aussi, lorsque la France parut décidée à s’installer durablement en Cochinchine, c’est vers cette région qu’il tourne plus que jamais ses regards : « Les raisons qui ont guidé Mgr Lefebvre en demandant l’érection du Cambodge en vicariat apostolique vont disparaître complètement avec l’occupation française de toute la Basse Cochinchine, car désormais, les relations entre les deux pays n’éprouveront plus aucune entrave et seront fixées par un traité d’amitié et de commerce. C’est ce que m’ont écrit les chefs de l’expédition ainsi que M. le Consul de France à Bangkok. Mu par ces considérations et après m’être entendu avec mes missionnaires, je viens d’écrire une lettre à la Sacré congrégation de la Propagande pour qu’elle daigne rattacher au vicariat apostolique du Cambodge les 3 provinces occidentales de la Basse Cochinchine. De plus, les Annamites croyant à une occupation française définitive, les conversions se font en masse. Dans le cas où ma proposition sera agréée, le Cambodge, qui ne promet rien pour l’avenir, ne serait plus qu’une partie accessoire de ma mission. »
Il souhaite ce rattachement de la Basse Cochinchine pour plusieurs raisons. Les unes tiennent à la nature de ses habitants, les autres à l’ancienneté de sa christianisation et enfin à la pacification dont l’amirauté, désormais, répondra. Même au Cambodge, en pleine tourmente, les convertis étaient essentiellement des réfugiés Cochinchinois : « Malgré ces obstacles, nous avons pu baptiser près de 40 adultes, tous Cochinchinois. »
Plus tard, tandis que les communautés cambodgiennes stagnent, en dépit du protectorat, « Battambang me désole, les chrétiens sont de glace et les progrès de la mission sont très lents. Quant au poste de Kampot, c’est un chancre pour notre mission », écrit-il en janvier 1864, les seuls signes encourageants proviennent des chrétiens venus d’Annam : « A six lieues de Phnom Penh, il se forme une chrétienté annamite qui prend tous les jours de l’accroissement ».
Si Mgr Miche ne croit plus à l’évangélisation du Cambodge seul, il compte en revanche sur le fécond voisinage de la Cochinchine. C’est pourquoi il en est venu naturellement à souhaiter la fusion des deux peuples : « Il faut que cette race se fonde avec la race annamite et alors tout va bien. Si l’expédition française aboutit, notre ministère sera immanquablement plus fructueux, car dans ce cas, nous nous porterons vers la frontière où il y a beaucoup de villages cochinchinois placés sur le territoire du Cambodge. Mgr Lefebvre regarde comme une belle mission celle qui comprend un vaste territoire et beaucoup de chrétiens. Et moi, j’appelle belle mission celle qui, quoique restreinte, offre le plus de facilités pour la conversion des âmes. » Or, en Cochinchine précisément, les conversions connaissent, depuis l’occupation française, un essor fulgurant : « Le P. Arnoux m’écrit de Saigon : il faudrait une machine à vapeur pour suffire aux baptêmes. Voilà qui va vous faire venir l’eau à la bouche. »
C’est à Saigon, du reste, que l’évêque de Dansara envoie les rares recrues d’origine cambodgienne, afin qu’on leur prodigue une formation qu’il n’est pas possible de leur donner au Cambodge : « A Pinhalu, nous avons un instituteur, mais son école est mixte, faute de femmes capables pour instruire les petites filles. J’espère que dans peu, notre couvent de Phnom Penh nous fournira des religieuses pour combler cette lacune. D'ailleurs, j’ai envoyé trois jeunes filles cambodgiennes à l’orphelinat de Saigon pour les former sous la direction des religieuses de Chartres. L’amiral La Grandière a eu la bonté de leur accorder des bourses. » De même, il ne prévoit pas d’investir davantage, pour le moment, les finances des missions étrangères dans son vicariat du Cambodge : « Quand nous aurons assez de chrétiens pour remplir de grandes églises, nous démolirons les petites. »
5.4 Une réalpolitik
Le providentialisme du jeune missionnaire des débuts semble bien avoir cédé la place au pragmatisme de l’homme d’expérience. Pourquoi Mgr Miche souhaite-t-il l’intervention de forces militaires dont le premier objectif n’est pas d’étendre le domaine de la chrétienté, mais de promouvoir le commerce maritime et d’asseoir l’influence française en Asie ? C'est qu’il espère que l’évangélisation en sera facilitée, le joug des mandarins ne pesant plus sur des peuples devenus libres d’embrasser la religion chrétienne. De plus, la soumission presque complète de l’ensemble de la région par la marine française autorise le remaniement des vicariats apostoliques. Il apparaît à cet égard, que les idées (révolutionnaires) de droit des peuples, de frontières politiques ou ethniques, n’entrent nullement dans les calculs de l’évêque de Dansara. Il ne s'agit que d’agrandir le royaume de Dieu sur terre et l’appartenance au peuple chrétien l’emporte sur toute autre nationalité.
En Cochinchine, Mgr Miche n’œuvre pas pour la grandeur de la France, mais dans l’intérêt des missions. C’est pourquoi, alors que l’établissement du protectorat et le couronnement de Norodom ont permis de maintenir une entité cambodgienne dans la région, l’évêque de Dansara persiste à réclamer au Saint Siège l’annexion d’une partie de la Cochinchine à son vicariat du Cambodge, quitte à ce que les frontières de l’administration française et celles du vicariat apostolique ne coïncident pas. L’alliance avec les autorités françaises est à double tranchant, car rien ne garantit que l’indépendance des missionnaires sera sauvegardée, une fois l’autorité coloniale établie en Indochine. De plus, à l’opportunisme tactique du missionnaire pourrait répondre celui des populations locales, le baptême n’étant qu’un moyen intéressé pour obtenir la protection des Français. Comment être sûr, dans ce cas, de la sincérité et de la pérennité des conversions ?
6 -Vicaire apostolique de la Cochinchine occidentale (1864-1873)
6.1 Administrateur du Cambodge (1864-1869)
A la fin de l'année 1864, après la démission de Mgr Lefebvre, qui rentre en France (il meurt à Marseille deux ans plus tard), Mgr Miche apprend sa nomination au vicariat apostolique de Cochinchine occidentale. Le jour de son intronisation, l’amiral de La Grandière, gouverneur de Cochinchine, lui fit rendre les honneurs militaires. Quelques mois plus tard, en juin 1865, le prélat célébrait publiquement la Fête-Dieu à Saigon, où il réside désormais. Preuve des excellents rapports qui s’étaient noués avec l’amirauté, les diverses entreprises de l’évêque de Dansara lui valurent la Légion d’honneur, le 16 octobre 1865 ; il reçut également les insignes de l’Ordre du Cambodge. Bien qu’installé à Saigon, il conserva, à sa demande, l’administration de sa précédente mission jusqu'en 1869 : « Vous savez aussi, Messieurs, que lorsque j'ai été transféré du Cambodge en Cochinchine, j’ai conservé le titre d’administrateur du Cambodge et j’ai même prié la Sacrée congrégation de surseoir à toute nomination d’un vicaire apostolique pour cette mission, parce que, à cette époque, l’état des choses ne me paraissait nullement stable. Les perturbations continuelles de ce pays ne permettront jamais à la mission de s’y installer de manière perdurable. Il faut de toute nécessité lui trouver un moyen d’’existence ; et ce moyen vous le savez, Messieurs, c’est l’annexion des provinces de An Giang et de Ha Tien à la mission du Cambodge. »
Le prélat ne démord donc pas de son projet de rattacher au vicariat du Cambodge les régions situées à l’ouest du delta du Mékong. Ses missionnaires, écrit-il, inactifs à Phnom Penh, ne parlent pas le cambodgien. L’annexion leur fournirait la charge de 3000 chrétiens annamites environ, dont ils connaissent la langue : elle créerait les conditions d’une féconde émulation entre les deux populations. Mgr Miche ne cherchait nullement à préparer la restitution au Cambodge d’une partie de son territoire. Rappelons que c’est précisément cette région qui, occupée par l’Annam, était revendiquée depuis par le Cambodge et à propos de laquelle An Duong avait sollicité l’aide de Napoléon III en 1854. Les projets du vicaire apostolique de Cochinchine cependant, risquaient de chiffonner les autorités françaises, soucieuses avant tout de préserver les relations difficilement apaisées entre les deux pays. Il veillait donc à rester dans les meilleurs termes avec l’amiral de La Grandière, catholique et protecteur des missionnaires.
Lors de la conquête finale de la Cochinchine et de l’Annam par les Français, il coopère une nouvelle fois avec la marine : « 25 janvier 1867. L’amiral est entré triomphalement dans la ville de Vinh Long. Il a eu le bon goût d’entrer par les portes et non par la brèche. On n’a pas brûlé une amorce. Le vice-roi est venu recevoir l’amiral avec 4 cochons rôtis et lui a dit, vous êtes le plus fort, c’est là votre droit, nous nous retirons. De là l’armée triomphante est partie pour Ha Tien où elle a reçu le même accueil. Je jubile car nos chrétiens n’auront pas à souffrir. La veille de son départ, l’amiral a eu la bonté de me faire part de son plan. Jamais je n'ai vu pareille gentillesse. Je me suis rendu chez lui pour le remercier et je lui ai marqué sur la carte les points vulnérables de la mission. »
Assuré du soutien de l’amirauté, conforté par l’évolution de la situation militaire, Mgr Miche recommande quand même le plus grand tact à ses confrères, qui doivent négocier à Paris son projet de rattachement de la Basse Cochinchine. Il agit lui-même fort prudemment : « Devant écrire à Rome et à Paris sur mon projet de division, j’en ai fait part à M. de La Grandière. Mon dessein lui a paru agréable ; cependant, il faut dire que pour prévenir toute objection, je lui ai donné à entendre que c’était le Cambodge que j’agrégeais à la Cochinchine et non la Cochinchine au Cambodge. Il a souri de plaisir. Si vous traitez cette affaire avec le gouvernement français, traitez-la sur ce pied et je vous promets un succès complet. » Un an plus tard, Mgr Miche, vieillissant et affaibli, renonçait à l’administration du Cambodge et consacrait ses dernières forces à la Cochinchine.
6.2 L’œuvre des dernières années
Souvent malade, Mgr Miche déploie pourtant une inlassable activité. Il favorise l’installation ou la consolidation de plusieurs congrégations en Cochinchine : frère des Ecoles Chrétiennes, (auxquels il céda le collège d’Adran fondé par Mgr Puginier), religieuses de Saint-Paul de Chartres, Carmélites. Il fit bâtir des lieux de culte, et s'occupe activement du recrutement du clergé indigène. La correspondance qu’il échange à ce propos avec le collège de Penang est instructive. Le prélat se plaint souvent du manque de prêtres et de catéchistes. Un grand séminaire fondé à Saigon par Théodore Wibaux, qui le fit bâtir avec sa fortune personnelle, instruit des prêtres ; or, ils semblent ne pas donner satisfaction, pas plus que ceux formés à Penang. Mgr Miche déplore le peu d’efficacité de ces clercs, frottés de latin et de théologie, mais incapable de convaincre leurs compatriotes : « Les élèves venus de Pinang sont inaptes lorsqu’il s'agit de prêcher les payens et j’ajoute pour votre consolation que les nôtres en sont là ; ils instruisent fort bien les payens gagnés à la foi, mais ils ne nous en amènent aucun. Ce qui leur manque, c’est la pratique. Nos catéchistes laïcs réussissent mieux parce que les missionnaires les forment. Ceux-ci convertissent les payens et les autres donnent l’instruction. Pour remédier à cela nous allons fonder une école de catéchistes. » Il rédige en vietnamien, à l’intention des futurs prêcheurs, « Le livre du prédicateur », publié peu de temps avant sa mort, aux presses de la mission, Saïgon-Tandinh, ouvrage dont une deuxième édition a été tirée en 1888.
Aux défaillances de l’encadrement ecclésiastique, s’ajoutent les dissensions entre les missionnaires et le clergé venu de la métropole, en particulier avec les aumôniers de la marine : « Les aumôniers ont mal parlé de moi !! Je n’en suis nullement étonné. Huit mois après mon arrivée ici, j'ai reçu leurs assauts. Ils sont venus me dire qu’ils avaient juridiction ici sur le corps expéditionnaire, homme et femmes, à l’exclusion de tout autre. Je leur ai répondu ; exhibez vos lettres de pouvoir. Ces dernières expressions ne s’y trouvaient pas et j’ai ajouté : je reconnais votre juridiction personnelle. Mais moi, j'ai une juridiction territoriale. Quiconque arrive chez moi est mon sujet spirituel. Il y a en Cochinchine 4 hôpitaux et vous ne soignez qu’un de ces hôpitaux, les autres n’ont d’autres prêtres que mes missionnaires. Si mes missionnaires n’ont point de juridiction, envoyez des aumôniers ou des absolutions par le télégraphe. J’avais suggéré à quelqu’un de dire à l’amiral, après tout, votre dame se confesse à un missionnaire et non à un aumônier. Enfin, on a changé les trois aumôniers, Cazanier, le chef, Meyan, vrai socialiste et Moreaux qui ne vaut pas quatre sous. Ils revendiquaient le droit exclusif de confesser les soeurs. L’Evêque de Chartres m’a écrit : tenez bon, je vous félicite de n’avoir pas affaire à cette canaille ! Nous avons ici des succès, il ne manque que des catéchistes. Au grand dépit de certains français, j’ai obtenu la soumission de quelques grands chefs : leurs subordonnés se convertissent. En octobre, nous en avons baptisé 120 et je vais en faire baptiser 130 autres. Tout cela me fait des amis et des ennemis : l’amiral est enchanté mais certains petits chefs crient au jésuite. Je me moque du qu’en dira-t-on et je continue mon chemin. »
Dans ses moments de détente, il s’intéresse à la flore. Il avait déjà introduit au Cambodge le corossolier, originaire d’Amérique, (son fruit est appelé pomme cannelle). Le 6 février 1870, il écrivait au P. Laigre, à Penang : « Il y a des fruits au collège de Pinang que je voudrais acclimater ici où ils sont inconnus, comme le Champada et le Ramboutang. Si vous aviez la bonté, quand vous expédiez des élèves sur Saigon, de leur confier une caisse avec des plants des arbres précités qu’ils soigneraient en route, vous me feriez un grand plaisir, ainsi qu’au directeur du jardin des plantes de Saigon. » Son intérêt pour les sciences- il était en relation épistolaire avec des sociétés savantes- lui valut les insignes d’officier de l’instruction publique.
Epuisé, il ne peut se rendre au Concile du Vatican, convoqué par Pie IX, qui s’ouvre à Rome en 1869. La défaite de Sedan lui fit craindre de nouveaux troubles au Vietnam. Il y eut bien, en effet, quelques mouvements de révolte, mais sans conséquence fâcheuses pour les chrétiens. En 1872, se sentant très affaibli, il choisit pour coadjuteur le P. Isidore Colombert, qu’il sacre le 25 juillet. Louis-Eugène Louvet le rencontra quelques mois avant sa mort : « Quand j'arrivai dans la mission, le vieil athlète n’était plus que l’ombre de lui-même. Dans sa figure émaciée par l’âge et la souffrance, rien ne vivait plus que les yeux, mais quels regards ! et comme ils allaient fouiller jusqu’au fond de l’âme. »
Un autre chroniqueur raconte qu’ayant eu un malaise, l’évêque reprit ses esprits après avoir bu une gorgée d’eau de Lourdes.
Le 1er décembre 1873, après trente-sept années passées en Asie sans avoir jamais revu la France, Mgr Miche s’éteint au séminaire de Saigon. Le 4 décembre, ses funérailles solennelles, en présence des autorités civiles et militaires, durèrent la journée entière : « Tout le personnel officiel de Saigon a été convoqué. Le gouverneur s’est rendu d’avance à la cathédrale, accompagné du général inspecteur des troupes. » Un cortège de plus de deux cents voitures le conduisit à cinq kilomètres de Saigon, au tombeau d’Adran, où reposait Mgr Pigneau de Béhaine. Ses cendres ont été rendues à la France après la guerre d’Indochine et inhumées le 29 avril 1983 dans la crypte de la chapelle des MEP, rue du Bac à Paris.
L’évolution personnelle de ce prélat est assez significative pour l’histoire des missions en Asie. Tout d’’abord parce qu’il est passé d’une spiritualité presque mystique- il s’en remet à la providence, espère le martyre pour avancer l’évangélisation- à un réalisme qui le pousse à s’associer, non sans défiance, aux entreprises profanes d’un gouvernement en partie laïc, voire anticlérical. Ensuite, parce qu’il a, de facto, renoncé à l’idée d’une évangélisation universelle, lui substituant celle d’un nécessaire ajustement de la mission à l’environnement culturel et à la réceptivité des populations locales. Enfin, parce qu’il pressent, il n’est pas le seul à cette époque, que l’avenir des missions repose sur les communautés autochtones et pas seulement sur les missionnaires. Cette transformation ne préfigure-t-elle pas, alors que la colonisation de l’Indochine n’en est encore qu’à ses commencements, le désenchantement des occidentaux ?
Obituary
References
[0423] MICHE Jean-Claude (1805-1873)
Bibliographie
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