Joseph OUVRARD1915 - 2001
- Statut : Prêtre
- Identifiant : 3701
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Identité
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Biographie
[3701] OUVRARD Joseph est né le 13 janvier 1915 à Chemillé (Maine-et-Loire).
Il entre aux MEP en 1942. Ordonné prêtre le 29 juin 1943, il est affecté à la mission d’Ipin (Chine).
En raison de la guerre, il ne peut gagner son poste qu’en 1946. Il commence l’étude du chinois à Ipin, mais il est expulsé du pays en 1951.
Affecté alors à la mission du Laos, où il arrive en 1952, il est d’abord envoyé dans l’Ile de Don-don, puis chez les Souei de Muong Khai (1955) et chez les Sô de Pangkiù (1962-1975).
En 1975, il est expulsé du Laos et rentre en France. Il se met au service du diocèse de Bourges où il fait quelques remplacements, puis il est affecté au secteur de Bigny Vallenay, où il reste près de vingt-cinq ans.
Il se retire ensuite à Montbeton, où il meurt le 26 septembre 2001. Il est inhumé dans le cimetière des MEP.
Nécrologie
[3701] OUVRARD Joseph (1915-2001)
Notice nécrologique
Si vous passez en Anjou, entre Angers et Cholet, il y a fort à parier que vous ferez halte à Chemillé rien que pour le charme et la belle allure de ce bourg cossu.
C’est là qu’en janvier 1915 naquit le petit Joseph, dans la famille Ouvrard qui allait compter cinq filles et trois garçons.
Ses parents, attachés à leurs terres, en tiraient assez de ressources et vendaient assez de surplus pour vivre avec une honnête aisance, ce qui était le lot de la quasi totalité de la France rurale de l’époque.
Partout aussi, par jeu autant que par solidarité et envie de se rendre utiles, les enfants passaient souvent leurs loisirs à aider leurs parents selon la capacité de chacun. Il n’y avait guère de machines et donc quantité de menus travaux répétitifs où ils pouvaient aider efficacement. Cela permettait de rentrer plus tôt, tous ensemble, à la maison.
Il n’y avait aucune contrainte et les rares fois où Joseph nous parlait de son enfance, c’était pour évoquer la joie d’être ensemble, des farces, des défis et des rires qui renforçaient l’affection familiale.
Chemillé était terre de foi d’où étaient issus de nombreux religieux et missionnaires, une perspective d’avenir toute naturelle dans ce milieu. À sa sortie de l’école, à la grande joie de ses parents et avec l’aval de son curé, Joseph obtint d’être reçu au petit séminaire diocésain de Beaupréau. Il y manifesta les meilleures dispositions pour le sacerdoce, s’y trouva heureux, et en sortit fier de son brevet B.E.P.
En 1934, il entra au grand séminaire d’Angers jusqu’en 1937 où il fut appelé pour le service militaire. La guerre s’annonçait et il dût rester cinq longues années sous l’uniforme.
Sergent pendant la guerre, il fut blessé au pied et soigné convenablement dans un lazaret, dont le chef, un vieux sous-officier allemand, le prit en affection, le garda comme infirmier et le fit libérer en 1942.
C’est là qu’il acheva de mûrir son projet de Mission, ; et, dès qu’il fut démobilisé, le 4 janvier 1942, il entra aux MEP.
C’était la guerre, l’occupation, les restrictions, mais cahin-caha, avec prudence et discrétion, le séminaire de la rue du Bac vivait et travaillait toujours à la formation de futurs missionnaires.
Le 29 juin 1943, Joseph y fut ordonné prêtre et, selon la coutume, le soir même, reçut sa destination pour Ipin, en Chine, où il irait … quand il pourrait !
La Chine
La Chine, la Mission… tout missionnaire rêve en pensant à sa nouvelle patrie, celle qui sera la sienne à jamais, et pour laquelle il a déjà sacrifié tout ce qui lui tenait à cœur.
La Chine ! Joseph put en rêver pendant près de trois ans, car la guerre avait rompu toute relation internationale, élevé moult barrières et détruit tout moyen de communication.
Les Missions Étrangères offrirent donc les services de leurs jeunes en attente de départ aux évêchés les plus pauvres en prêtres. Bourges et Troyes furent entre autres, leur premier champ d’apostolat : terres déchristianisées, en leur genre terre de mission, elles furent très aimées de ces jeunes pasteurs.
Enfin, le 3 mars 1946, Joseph put prendre place sur un vieux bateau qui, après six longues semaines, le débarqua à Shang Hai d’où un sampan le conduisit, lentement, à Ipin.
Il avait trente et un ans !
Comme il se doit, les anciens l’accueillirent avec chaleur. Avec la relève longtemps attendue, venaient aussi les nouvelles d’Europe et du monde, car, coupés de tout, les missionnaires avaient peine à mettre en place tous les évènements des dernières années.
Le nouveau, lui, était avide de découvertes sur son nouveau pays, ce mystérieux empire du Milieu, ses hommes et femmes d’aujourd’hui auxquels il vient annoncer le Royaume. Les échanges sont donc incessants et fournis.
À elle seule, la Chine est un monde dont l’histoire est fort mouvementée et non moins diverse en ses différentes provinces.
Les Chinois du Se Tchouan sont encore les Chinois de toujours, respectueux des anciens, des rites, de la fine politesse et des mets délicats. Ils se plient toujours en gracieuses courbettes, même si les plus obséquieux peuvent, à l’occasion, se révéler de vrais brigands ou des Seigneurs de guerre sans pitié.
Or, sous l’impulsion de Mao, la Chine bouge, des pans entiers de l’empire ont changé de maître. Mais, comme les accidents qui n’arrivent qu’aux autres, on ne se sent pas concerné par ce qui se passe ailleurs. Sur place, personne ne mesure l’ampleur de l’orage. Tout craque de partout, mais ailleurs. À chaque avancée, chacun est surpris.
Aussi, sans plus se soucier de l’avenir immédiat de ses aînés, Joseph ébauche quelques relations, se fait des amis, s’entraîne à quelques longues marches dans la rivière ou chevauchées dans la montagne mais n’a pas le temps d’aller bien loin dans les explorations.
En effet, en un clin d’œil, la vieille Chine, la Chine de la légende et de l’histoire s’efface sous la botte conquérante de Mao. Le vieil édifice, le cadre traditionnel, éclate de partout. C’est un raz de marée imparable et incompréhensible. Du néant surgissent des groupes constamment renouvelés, apparemment spontanés et désordonnés, mais d’une efficacité redoutable.
Et rien pour arrêter l’absolue détermination, la force impavide de ce rouleau qui nous écrase sans faire mine de vous voir !
Dans l’Armée rouge – on le remarquera partout dans la suite – ENNEMI est le mot le plus usité. Intérieur ou extérieur, l’ennemi est la hantise du soldat. Son réflexe immédiat, en toute circonstance, est de vous braquer le fusil sur le ventre, à vous, l’ennemi éventuel … ça ne favorise pas la conversation mais c’est l’argument auquel rien ne résiste et il faut savoir que :
Le pouvoir est au bout du fusil
Et, par ci, par là, il y a souvent un cadavre, tout frais, pour vous en persuader !
À Ipin comme ailleurs, tout ce qui rappelait l’ordre ancien fut détruit. Écoles, temples, pagodes ou églises, trésors d’architecture ou artistiques, tout fut brûlé, saccagé ou occupé par les nouveaux maîtres. Meetings « spontanés », réquisitions féroces se suivirent entre les séances de tribunal populaire agrémentées de fusillades à tour de bras « d’ennemis du peuple », propriétaires, commerçants enrichis, fins lettrés paresseux et paisibles vieillards en bout de vie, inutiles … La Mission tomba au pouvoir absolu de quelques énergumènes expéditifs. Ils prirent tout ce qu’il y avait de bon pour le restituer au « peuple spolié » et on prit toute une série d’interdits : défense de sortir, de recevoir quiconque, de parler au voisin, d’acheter, de vendre . Trouver à manger devint un problème lancinant.
C’est dans ces conditions que, derrière les volets clos, s’organisa la vie de tous et l’apprentissage de la Chine pour le nouveau venu. Comme on ne pouvait mettre le nez dehors, sauf pour se rendre, entre deux soldats aux séances d’endoctrinement ou du tribunal, Joseph ne mit guère de cœur à apprendre une Chine si différente de celle de ses rêves.
Les plus savants lui apprirent à tracer ses premiers caractères avec le ton, le son et le sens de la plus belle langue du monde. D’autres lui ouvrirent l’esprit aux mœurs, usages et pratiques de cette merveilleuse civilisation, mais il n’alla jamais bien loin, ni dans la découverte de la langue, du Tao ou du culte des ancêtres, ni dans la doctrine de Confucius le maître de Qu Fù qui se serait lui-même perdu dans les tristes usages du jour !
Il s’imprégna juste assez de la sagesse chinoise, ancienne, pour s’en servir dans la vie.
Par contre, baigné, inondé nuit et jour de Mao chanté, récité ou hurlé partout au haut-parleur, il contracta pour le Petit Livre Rouge, une allergie éternelle.
Aussi, quand on l’expulsa « manu militari » comme ennemi du peuple et qu’il retrouva la liberté à Hong Kong, le 28 décembre 1951, il poussa un grand cri de délivrance.
Mais la Chine, ce n’était plus un rêve, c’était un cauchemar !
Laos
Hong Kong ne fut quand même pas une étape de tout repos. Certes, on y reprenait goût à la liberté et à une vie normale, mais on y vivait encore le drame de la Chine, les missionnaires surtout.
Les uns après les autres, fatigués et souffrants, arrivaient les expulsés, le cœur gros des sévices endurés. Certains traînaient des maladies dues à la faim, à la misère, aux mauvais traitements ou à de longues incarcérations, sans parler des tortures morales.
Les plus atteints rejoignirent rapidement la France pour s’y refaire une santé, et les plus jeunes, les plus résistants, ceux dont ce premier échec avait stimulé la volonté, furent envoyés dans les Missions en pays libres. C’est ainsi que Joseph, avec son confrère Louis Michel, se trouvèrent à Thakhek, au Laos, dès février 1952.
À deux, l’étude de la langue nouvelle, dans un climat paisible, s’avéra plus agréable mais non moins difficile que le Chinois. C’étaient, toujours, des tons et des sons inconnus de leur répertoire ancestral. Leurs lèvres et leurs palais maladroits avaient peine à les former, autant que leur oreille avait peine à les distinguer, malgré la science et la patience de leur professeur, le père Lek.
À vrai dire, Joseph n’arriva jamais à apprivoiser vraiment le lao, mais, malgré un vocabulaire assez sommaire, par des mimiques appropriées et sa réelle aptitude à créer des liens, surtout avec les gosses, il réussit à communiquer raisonnablement.
Don Don
Avec le désir et la volonté ferme de se perfectionner en lao en le pratiquant sur le tas, il obtint son indépendance et la responsabilité du secteur de Don Don : les ouvriers étaient rares.
Au milieu de Mékong, face aux ruines du premier évêché du Laos, à Nong Seng, sur la rive thaïlandaise, c’était une île verdoyante de bois et de rivières qui avait la fierté d’être la première chrétienté lao, née au début du siècle.
Les Dondonais, d’origine Tai Nua, élégants et racés, possédaient sur les deux rives du fleuve, les meilleurs emplacements cultivables dans cette région où allait se bâtir plus tard la ville coloniale de Thakhek.
Intelligents et travailleurs, pleins d’audace et d’initiative, ils étaient premiers en tout : rendement agricole, pêche, fabrication de chaux ou cultures de pointe. Leurs fils allaient fournir d’excellents cadres pour l’administration et l’armée. La peau blanche, la beauté et la classe naturelle des filles leur valaient des dots royales. Assez fiers d’eux-mêmes, ils n’étaient pas fâchés qu’on sut reconnaître leur valeur.
En s’installant, Joseph prit le temps de les observer, de les écouter, et sans en avoir l’air, remarqua vite leurs qualités et leurs menus travers. Il avait été choqué et attristé de constater le délabrement avancé de la vieille église dont on lui avait conté l’histoire.
Conçue pour être le centre du village, les habitations avaient formé deux groupes, l’un au nord et l’autre au sud, mais, au fil des ans, les deux agglomérations s’étaient concentrées sur elles-mêmes, de sorte que l’église n’était plus le coeur d’un village, mais séparait deux villages.
De petites querelles s’étaient envenimées, rivalités et susceptibilité aidant, sans conflit réel, on en était arrivé au point bien connu de toutes les disputes d’enfants : c’est toi qui as commencé ! En toute bonne foi, c’est le tour de l’autre village et pas du nôtre, de commencer les travaux !
Et il aurait été temps de s’y mettre : le terrain était en friche, le toit et les murs étaient troués de partout et surtout, horreur suprême, une termitière, née à la place du pupitre, montait à deux mètres de haut et envahissait le pied de l’autel ! une honte !
Instruit par son expérience chinoise, Joseph se garda bien de tout reproche moralisateur. Par une tactique réfléchie, il sut piquer au vif l’amour propre de tous, pour les ramener sur le chemin de la paix et de l’amitié qui était, au fond, le désir de tous.
Déjà, les enfants du sud et du nord se pressaient aux réunions de prière et de catéchèse. Un soir, d’un commun accord, ils décidèrent de nettoyer le devant de l’église et le père offrit un ballon. Trois jours après, dans leur enthousiasme, ils avaient un vrai terrain de foot et ils jouaient leur premier match. « Et si on nettoyait l’église ? » glissa l’un. « Oui, mais il nous faudra pelles et pioches » ajouta le père. Tant au nord qu’au sud, on sortit les outils, mais on s’interrogea beaucoup. Toujours est-il que le lendemain, les gosses étaient plus nombreux que jamais à s’escrimer autour de la termitière tandis que des « curieux » passaient voir. Une termitière, c’est un vrai ciment et on n’arrivait à en enlever que de minuscules éclats. Alors avec force mimiques expressives, Joseph désigna les deux plus forts, pioche brandie pour porter ensemble un coup décisif qui entamerait le morceau. À son signal, les eux outils s’abattirent dans un pan pan modeste, mais qui fit un peu trembler la masse. Oh ! pas beaucoup ! mais Joseph n’attendait que çà ! « Attention, cria-t-il, attention ! Tout bouge ! Et si l’église s’effondrait ? Tous dehors ! »
La marmaille s’égailla. Les curieux accoururent et Joseph, avec grands gestes et le plus grand sérieux, expliquait le grand risque encouru par les enfants. Tout ce monde repartit en hochant la tête, ni dupe ni inquiet, mais se sen tant concerné. Et le soir même, il y eut une réunion fort animée du Grand Conseil, qui marqua une date historique.
La honte bue, sans éclat et sans drame, stimula les ardeurs, car personne n’avait perdu la face. Tous en furent reconnaissants à leur jeune curé. Ils eurent l’élégance de prendre avec le sourire la bonne leçon qu’il leur infligeait et furent unanimes à reconnaître leurs torts. D’emblée, ils prirent les premières mesures pour la construction d’une église neuve.
Moins d’un an après elle était inaugurée et elle fait toujours leur fierté.
Cette histoire un peu longue illustre bien un trait de caractère de Joseph . Il n’aimait guère les grands discours et s’ingéniait, avec ses pauvres moyens du bord, à faire face à toute situation. Il était toujours là, au milieu des siens, attentif, ouvert à l’amitié, partageant les bons et les mauvais jours, et toujours disponible. Fin psychologue, il trouvait les mots qui vont au cœur.
C’est ainsi qu’il fit son trou à Don Don et environs, qu’il y établit avec ses catéchistes une vivante catéchèse prometteuse, forma une solide paroisse et laissa un grand souvenir ainsi que plein de projets lorsque son évêque, en 1955, jugea nécessaire de l’envoyer dans la province de Saravane, à trois cents kilomètres de là, où l’on avait besoin d’un pasteur.
Muong Khai
Sur le flan est du plateau Boloven, entre les Ong et les Tà Oi du haut, les Lao de Khampeng dans la plaine, les Souei de Muong Khai, de Houet Meung, de Khouang Si et de Savang avaient de nombreux catéchumènes et Joseph fut désigné pur les accompagner sur la route du baptême.
Groupés en petits villages assez loin des sentiers battus, les Souet sont accueillants et chaleureux. Portant beau, travailleurs, ils ont une fière allure et vivent dans une certaine aisance. Très doux dans leur comportement habituel, partageant volontiers, on n’y remarque ni riches ni pauvres. Les femmes y sont à l’aise, sur le même rang que les hommes et exercent avec grâce et mesure une autorité certaine dans leur domaine.
Comme partout au Laos en ce temps-là, maîtres de leurs terres, à la mesure des champs qu’ils s’étaient taillés, à leur gré, dans la forêt qui est à tout le monde, ils tiraient de leurs « pays » d’abondantes récoltes de riz la première année, puis des fruits et légumes de toutes sortes. Pour vendre, ils s’étaient spécialisés dans la culture d’une sorte de chanvre très solide et imputrescible : le « pan », très recherché, avant le nylon, pour les filets de pêche.
Cette terre fertile, à moyenne altitude, ne les laissait manquer de rien !
Leur seule inquiétude était d’ordre religieux. Ils étaient las d’être à la merci d’un génie insatiable et vengeur, de lui offrir sans arrêt buffles et cochons, pour de soi-disant tabous violés ou pour parer à des malheurs imminents, avec le sentiment de n’être jamais à jour. Le sorcier, d’ailleurs, toujours intéressé par sa quote-part au sacrifice, savait l’entretenir soigneusement.
Depuis longtemps, beaucoup avaient prêté l’oreille à la prédication évangélique dans d’autres villages devenus chrétiens et libérés de cet horrible esclavage. Mais rompre avec la tradition ancestrale était affaire grave, exigeant l’adhésion de tous. C’était risquer la catastrophe absolue, le feu du ciel et le Dieu des chrétiens ne prenait pas immédiatement la relève des esprits infernaux.
Ce saut dans l’inconnu pratiquement décidé, une délégation d’anciens avait rencontré l’évêque pour lui demander un missionnaire. Aussi Joseph était fort attendu quand il débarqua chez les Souei. Pour ne vexer personne il dut accepter des cadeaux, goûter paniers de riz chaud, grillades et sauce en tout genre ainsi que fruits de toute variété. Les filles accoururent avec des grappes de gargoulettes d’eau pour la douche du soir et, jusque tard dans la nuit, il fit connaissance avec ses nouveaux paroissiens.
En deux jours, on lui construisit son « chez lui », tout bambou, sommaire, mais suffisant, et il ne désirait pas autre chose.
Un jeune catéchiste, intelligent et bien formé, l’attendait et allait se révéler le plus précieux des auxiliaires. Ses soirées catéchistiques eurent aussitôt un immense succès : on commença à psalmodier ensemble une, puis deux, puis trois phrases du Pater, on apprit un Ave Maria sur un air du pays, on posa, dans la bonne humeur, mille questions et entendit autant de réponses.
Pour vous dire l’efficacité de la méthode, on passa une, et parfois deux heures, dans la bonne humeur et, au bout d’une semaine, on entendait jaillir de partout un Ave Maria presque juste, et, dans les maisons, parents et enfants ne cessaient de s’expliquer mutuellement le Pater ou le Credo !
L’enthousiasme dura et Joseph, avec ses méthodes à lui, réussit à constituer de petits groupes cohérents et rivalisant pour profiter d’une heure avec le catéchiste et prendre la première place en séance générale.
Ces hommes et ces femmes, illettrés pour la plupart, étaient allergiques aux savantes théories, mais ouverts à l’écoute de l’Évangile et désireux de vivre leur nouvelle foi.
Avec à-propos, Joseph programma la bénédiction de la chapelle quand tout le monde fut sincèrement prêt au rejet définitif et solennel de tout culte diabolique. On fit un grand feu où chacun vint jeter spontanément toute idole ou tout objet s’y rattachant, y compris ceux qu’on avait cachés … par prudence.
Désormais, toute la place à la Croix du Christ solennellement érigée ! Au bout d’un temps raisonnable, vinrent les premiers baptêmes salués comme les prémices de la libération.
On savait les chants, les lecteurs s’étaient entraînés, et les adolescents étaient ravis des rôles à jouer dans les paraliturgies programmées. À partir de là surgirent les morceaux de choix, perfectionnés d’année en année de Noël ou de Pâques, mimés, chantés, dansés par des troupes de tout âge.
C’est ainsi qu’il lia parti avec les ados et se trouva, tout naturellement chef de bande et metteur en scène.
C’était gagné ! En suivant l’Évangile, même le souvenir des terreurs ancestrales s’évanouissait. On vivait sans tabou dans la sérénité des enfants de Dieu et on faisait la fête sans la moindre inquiétude.
À l’époque, c’était avant l’invention du transistor, du nylon,du P.V.C. et même du vélo, car il n’y avait pas trente mètres de plat pour faire rouler une roue, la forêt, c’était le lieu de vie : terre nourricière, chasse, pièges, grand air et liberté certes ! Quand on y était né, on y vivait et même bien ! Mais on y tournait en rond ! Beaucoup qui n’étaient pas allés au bout de la forêt écoutaient avec avidité les voyageurs qui racontaient la ville et ses lumières, les peuples différents, les trains, la mer, et les bateaux.
Quand les jeunes avaient fait le tour des jeux de piste, d’obstacles ou d’adresse et qu’ils avaient quelques sous de côté, on irait voir du monde, on irait à Paksé, le chef-lieu de province. Avec le père pour guide, ce serait parfait !
De Muong Khai à Paksé, il y avait de 50 à 60 km selon le chemin choisi, mais c’était toujours une expédition. La première partie serait la forêt escarpée avec ses traîtrises : la terre rouge, graissée par la pluie, faisait du sentier une succession de toboggans, pas tous orientés dans le sens de la marche. Les plus vicieux vous ramenaient brutalement trente mètres en arrière avec plaies et bosses assurées mais aussi d’irrépressibles fou-rres.
Un dernier ruisseau offrait ses cascades pour un rinçage général juste avant la route. Propre et rafraîchi, on n’avait plus qu’à attendre le premier camion et c’était miracle si, par dessus son chargement déjà débordant de choses et de gens, on ne trouvait pas place pour quinze ou vingt voyageurs supplémentaires. On savait se serrer.
Enfin, la ville ! Et l’immense marché envahi de chalands affairés et de belles dames élégantes et coquettes. Pour ne pas se perdre, on s’y glissait en petits groupes. Ces voyages, c’était la respiration périodique nécessaire, la fenêtre ouverte sur le monde. Au retour le moindre détail était raconté sur un mode épique, plein d’imprévu, de surprise et de rêve.
On triait, en premier lieu, les achats pour l’église : du clinquant, des tissus imprimés aux couleurs vives et divers objets de pacotille en vue des prochaines représentations qui illustreraient les fêtes liturgiques. Il fallait un peu de toc pour montrer ces scènes naïves mimées, parlées, chantées et dansées. Bien sûr, populaire ne rime guère avec distingué. Mais il y avait de l’enthousiasme, du burlesque et du loufoque, des cris et des chants, des dialogues chaleureux, percussions sauvages et de douces mélodies de khën (flûte de pan). C’était la méthode évolutive de Joseph : on ne s’était jamais tant amusés et on n’avait jamais appris le catéchisme avec plus de plaisir. Au fait, vous en connaissez, vous, des pays, sans carnaval ? Muong Khai était devenue une église jeune et originale, mais vivante et joyeuse avec, le soir, un peu de carnaval, comme note distinctive !
C’était trop beau pour durer et Joseph le vit tout de suite : Mao l’avait rattrapé !
Jusque-là, le pays était tranquille et sans histoire, mais un malaise lourd alimenté de rumeurs et menaces pesait de plus en plus.
Un assassinat inexpliqué d’un notable, instituteur ou bonze, par çi, et l’embuscade sanglante d’une patrouille là, de mystérieux passages nocturnes, c’était le pourrissement systématique de la région, par les Viet-Cong assistés de leurs premières recrues de montagnards lao.
Un soir, un commissaire politique paraît à la séance de catéchèse, félicite les acteurs, lance quelques slogans à la gloire des héroïques Ai-Nong (frères aînés-cadets) libérateurs du peuple opprimé, puis disparaît comme une ombre. .Il reparaît au bout d’une semaine et, avec deux complices, transforme le spectacle en meeting politique. On dénonce violemment les ennemis du peuple : ils refusent la nourriture aux Ai-Nong, or, l’armée du peuple, c’est au peuple de la nourrir, non , - criez tous, plus fort ! oui, oui, ils ne dénoncent pas les valets de l’impérialisme, etc.
Tout le monde se sent visé et répète servilement tous ces mots incompréhensibles ! Et, comble de la peur qui prend au ventre, on passe tout le reste de la nuit à élire les responsables de la révolution : celui qui collectera les dons volontaires au peuple, celui qui sera chargé de transports.
En une nuit, toutes les têtes pensantes du groupe étaient définitivement compromises, sommées de faire du zèle en faveur des maîtres du jour sans autre échappatoire que la sanction des traîtres. En une nuit, ces hommes libres étaient devenus des esclaves et le bel élan de cette église neuve coupé net ! Heureusement, la zizanie semée à profusion n’entama ni les liens profonds qui unissaient le village et le pasteur, ni la nouvelle foi qui fit leur force. Tous restèrent fidèles jusqu’au bout !
Dans ce monde hostile et dangereux, par sa présence active, son refus de montrer sa peur, sa fermeté à marchander chaque jour, sans le dire, le droit à la justice et à la liberté, il fut pour son peuple un paravent, un père et un ami. D’instinct, et d’expérience chinoise, il était à l’aise pour saisir les non-dits des clandestins et vivre les subtiles complicités des persécutés. Dans bien des secteurs du Laos désormais, vivre dangereusement n’était plus une figure de style mais un état permanent.
Quand vous ne pourrez plus sortir de chez vous sans l’aval d’un lointain commissaire, sans subir les fouille à corps d’une sentinelle farouche, sans pouvoir manger un poulet de votre élevage sans un papier de qui-de-droit, vous trouverez le temps long.. Joseph dura, dans la patience !
Le 19 décembre 1959, dans sa chapelle de Palay où il faisait son catéchisme, le père René Dubroux fut assassiné par les Ai-Nong qui lui logèrent, à bout portant, neuf chevrotines en plein cœur.
Le lendemain, en allant chercher son corps, j’envoyai un bref courrier à Joseph, son premier voisin, à deux heures de marche : je craignais pour sa vie. Je l’invitais à descendre avec moi à Paksé, pour les obsèques et y passer aussi un Noël de paix, hors de la vague de terreur qui l’entourait. Sa réponse fut brève et agrémentée d’une touche familière d’impertinence bien compréhensive : « quitter les siens en danger ? » pas question.
Avec une parfaite simplicité et un total oubli de soi, il assuma son rôle de pasteur. Il dura, impavide et patient lorsque le commissaire politique interrompait son discours pour le rectifier et l’orienter dans le bon sens marxiste. Il dura en répondant dans le calme aux accusations de dérive impérialiste ou capitaliste qui pouvaient lui valoir le tribunal populaire. Il dura contre tous les tracas quotidiens et répétés qui usent jusqu’à la corde les meilleures volontés.
C’est sa santé qui le trahit : en 1962, une dysenterie ne lui laissa que la peau sur les os. Il obtint l’autorisation d’aller la soigner à Paksé ! C’était une erreur gravissime et le médecin qui le soigna et le guérit se souvient encore de l’état de délabrement du malade et de sa force de caractère.
À son grand regret, tout bien pesé, l’évêque eut la sagesse de lui assigner un nouveau poste, moins exposé pour le moment, chez les Sô de Pangkiù.
Pongkiu
Pongkiu, Dong Mak Ba, sont trois vieux villages importants de minorités Sô, implantés de longue date dans la plaine limoneuse du Mékong, au sud de Takhet, au milieu des Lao, avec lesquels ils vivent en bonne intelligence
Avec plus d’empressement qu’eux, ils avaient accueilli les premiers missionnaires, vite convaincus que le christianisme les libèrerait du redoutable culte des génies qu’ils supportaient mal et qui leur valait la pitié condescendante de leurs voisins bouddhistes.
Pour la plupart, ils étaient baptisés de longue date, mais ils n’avaient jamais manifesté une ferveur excessive et, dans les coups durs, certains avaient encore recours aux pratiques superstitieusement ancestrales. Il faut dire que le missionnaire, en charge d’un immense secteur, n’était pas souvent là et, de plus, une bonne partie de l’année, l’inondation annuelle coupait du monde cette riche région de rizières.
Quant à l’encadrement, il se réduisait à un catéchiste-chef de prière peu formé, et les années fastes, à un instituteur occasionnel.
Joseph fut reçu avec respect et chaleur par une communauté bienveillante et heureuse de trouver un guide spirituel, une tête pensante et un appui solide. Le nouveau pasteur comprit vite l’ampleur de la tâche qui l’attendait, mais flaira, dès l’arrivée, les mouvements sourds et inquiétants parcourant cette population désemparée et sous-administrée. Pour lui, on en était à la phase préparatoire avancée de la révolution marxiste : la peur était déjà partout, on signalait, à droite ou à gauche, un
assassinat inexplicable, passage nocturne d’une mystérieuse bande armée, meeting « spontané » de gens plus ou moins connus, organisant une conférence politique dans tel village réveillé en pleine nuit, collectes furtives pour kes Ai-Nong, massacre d’une patrouille, etc.
Tout était prêt, pensa Joseph, pour le passage du pourrissement à celui de la conquête du terrain. Déjà, dans le territoire même des Sô, les zones de non-droit s’agrandissaient, des petits groupes venaient bivouaquer à l’improviste et repartaient traquer « l’ennemi » !
Pour face à ses obligations de pasteur et de père, il éclaira ses activités pastorales de prudence accrue pour trouver la meilleure parade. Se souvenant de Muong Khai, il évita de créer de grands rassemblements et assemblées de jeunes, occasion immédiatement exploitée par les Ai-Nong et détournée à son profit. Il établit des liens sûrs avec quelques leaders choisis, les mit en garde contre lkes divisions internes qui leur seraient suggérées.
Ils allaient, d’ailleurs, rester unis et fidèles jusqu’au bout, tout le temps de son ministère.
Disant adieu avec un peu de nostalgie à son rôle de metteur en scène d’hier, il sut s’effacer, pour les animer de l’intérieur, devant ses nouvelles recrues. Pour l’aider à secouer les vieilles routines, il eut l’agréable surprise, en arrivant, de trouver une fille du village revenant d’un long stage de catéchèse. C’était une fille forte, un peu mûrie, avec du caractère et des qualités peu communes. Par sa personnalité affirmée, son sens de l’organisation et son travail acharné, elle devint, naturellement, la cheville ouvrière de la paroisse.
Elle seconda le curé avec adresse et courage, jusqu’à revendiquer pour son compte les reproches adressés par les Ai-Nong au « mauvais esprit révolutionnaire » du Père !
C’est ainsi que jusqu’au début 1975, Joseph parvint à se maintenir sans incident grave au service des 80 de Pongkiu. Pour refaire sa santé et prendre un congé nécessaire, il partit pour la France et c’est en son absence que les Ai-Nong prirent le pouvoir dans tout le Laos.
Il ne devait plus jamais y revenir.
France
Le Laos, dont ses confrères avaient été expulsés en 1976, étant fermé pour longtemps, Joseph jugea raisonnable de se mettre au service de l’Église de France où les prêtres se faisaient rares. Le diocèse de Bourges, où il avait fait ses premières armes fut heureux de le recevoir, d’abord pour quelques remplacements, puis l’affecta au secteur de Bigny Vallenay avec ces cinq paroisses. Il allait y rester près de vingt-cinq ans.
Son souci d’indépendance, son expérience missionnaire originale lui firent préférer d’affronter seul sa tâche pastorale plutôt que de s’agréger à une équipe de prêtres ayant vécu autrement.
Assez casanier, il n’aimait guère les multiples réunions, rencontres, parlotes et colloques qui sont le lot commun, même chez les curés. Il s’en dispensait tant qu’il pouvait tout en gardant un contact fraternel et respectueux avec les voisins et supérieurs.
Homme de contact, il fit vite son trou, se plia aux habitudes et usages locaux pour les horaires, les offices, catéchisme, etc.. Oublieux de soi, de sa personne et de son confort personnel, il se trouva bien dans son vieux presbytère, ne demanda rien à personne et se contenta d’un ameublement rudimentaire.
Toujours disponible et ouvert à tout appel, le cœur sur la main, il assuma avec régularité toutes les charges des cinq ou six paroisses qu’on lui avait confiées. Sans la moindre affectation, il menait tout naturellement une vie pauvre : rares sont ceux qui lui ont vu des habits neufs et, manifestement, ses souliers, il les gardait pour le dimanche. Son seul luxe fut une mobylette, nécessaire pour son lourd service !
C’est ainsi qu’il acquit une certaine popularité avec son passé missionnaire et ses manières non conformistes : les enfants attendaient une histoire de tigre ou d’éléphant, les paroissiens se passaient de longs discours, mais étaient ravis de ses simples propos porteurs de foi et d’Évangile, et ceux qui avaient besoin d’écoute, d’aide et de réconfort trouvaient toujours sa porte ouverte. Avec la collaboration assidue de catéchistes bénévoles, il suivait les enfants et les accompagnait autant qu’il pouvait dans la vie, leur laissant un souvenir durable.
Parfois, à l’occasion d’un événement marquant, il publiait un modeste billet pour le relier à quelque souvenir personnel heureux ou malheureux, sous le titre « brindilles en vrac de la vie missionnaire ». On sentait alors, qu’il était toujours resté un peu « là-bas » tout en vivant ici !
D’ailleurs, le Laos est devenu réalité vivante à Bigny : quelques réfugiés lao établis en Vendée, dont certains anciens de Don Don, ont pris l’habitude de lui rendre visite et, surtout en été, viennent camper tout un week end chez lui, de sorte que son presbytère prend l’allure d’une colonie de vacances, débordant de cris et de rires dans tout le village qui leur fait fête.
À un certain No